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Chez Jules

Il l’embrassa tendrement sur le pas de la porte. Le vent du nord soufflait dans ses cheveux roux, fouettait son visage et s’accrochait à sa barbe de trois jours. Il ne faisait pas encore si froid bien que l’arbre du square avait déjà perdu toutes ses feuilles. Par habitude, il rajusta l’écharpe de son aimée autour de son cou, geste de tendresse qu’elle affectionnait tout particulièrement de sa part. Elle planta ses yeux verts dans son regard bleu, las d’une grosse journée de travail qui allait se prolonger d’une soirée de recherche chez ce bouquiniste ouvert tardivement.  Elle étira ses lèvres d’un large sourire.

 

—Je suis sûr que tu le retrouveras, mon chéri ! A plus tard, je t’aime !

 

Il lui répondit d’un baiser fougueux « moi aussi Â», passa le porche de la boutique de livres d’occasions, dont l’enseigne intitulée « chez Jules Â» grinçait horriblement au gré d’un mistral de plus en plus hurlant, ouvrit la porte et disparut dans un grand hall sombre encombré d’ouvrages divers. Il dut s’immobiliser un instant afin d’accoutumer sa vue à cette pénombre soudaine. La silhouette du propriétaire se faufilait entre les étagères dans le fond de la boutique.

 

—Monsieur Jules ? Héla-t-il.

 

Gaspard espérait l’aide du spécialiste pour trouver un livre rare, la dernière édition du roman de Karénine « Sur les rives d’Oméga Â», offert pour ses dix-huit ans par son grand-père adoré et depuis disparu. Alors qu’il était étudiant dans une autre ville, sa mère en avait profité pour débarrasser sa chambre et en fait de tri, avait eu le toupet de donner son livre fétiche à un bouquiniste dont elle n’avait plus le nom en tête. Gaspard s’attelait depuis quelques années à le retrouver dès qu’il en avait le temps, bien que le temps lui filait entre les doigts à la vitesse vertigineuse de la lumière. Il avait donc planifié une exploration un soir par semaine de tous les bouquinistes de la région or il y en avait plus qu’il ne l’aurait jamais imaginé. Comme il avait fait tout le tour des librairies d’occasion, il avait proposé à monsieur Jules de s’associer à ses recherches puisque lui-même prospectait dans tout le pays pour trouver des objets uniques.

 

Monsieur Jules ne répondait pas. Gaspard chemina dans l’allée principale, passa plusieurs rangées d’ouvrages répertoriés avec soin jusqu’à la porte de l’arrière-boutique. L’obscurité ne lui paraissait pas si étrange, il était déjà venu le soir et l’homme éteignait petit à petit les lampes installées çà et là  sur des guéridons.

 

—Monsieur Jules ? Répéta-t-il plus fort pensant ne pas avoir été entendu la première fois. Il sursauta au son d’un verrou que l’on ferme. Inquiet, Gaspard rebroussa aussitôt chemin jusqu’à l’entrée, décidé à retrouver le vent glacial sur son visage et la compagnie de sa femme probablement installée dans sa chauffeuse, ses lèvres sur le bord de sa tasse de thé pour se délasser.

 

Au moment d’atteindre la porte, son regard glissa sur le comptoir et la note posée bien en évidence, écrite sur une feuille A4 en feutre rouge.

 

NE SERAI PAS LONG

FAITES COMME CHEZ VOUS

JULES

 

Quel singulier message pensa Gaspard. Il souleva le papier, intrigué par les mots « ne serai pas long Â». « Pourquoi diable ce vieil homme voudrait-il que je fasse comme chez moi ? Â» se demanda Gaspard. Résolu à quitter les lieux, il enclencha la poignée mais rien ne se fit. La porte restait close. Dubitatif, il essaya plusieurs fois, y mettant plus ou moins de force, en vain. Il était enfermé avec cette curieuse missive de Monsieur Jules. Il regarda autour de lui, il lui semblait que les bibliothèques avaient subi une mutation. A la place des romans policiers se tenaient maintenant droit comme des soldats sur leurs reliures aguicheuses des ouvrages aux odeurs d’antan et au toucher rugueux. Leur allure mystérieuse le convia tout de suite à les observer. Il en prit un au hasard, d’aucuns n’avaient  de titre sur la bordure. Celui qu’il venait d’ouvrir était un apocryphe dont le sujet lui semblait flou mais non sans intérêt. Chaque chapitre commençait par des enluminures stylisées dont les détails lui coupaient le souffle. La main du petit moine affairé sur la cueillette d’une herbe médicinale comportait même les ongles. Le latin n’avait jamais été son fort durant sa scolarité. Il referma le manuel pour en prendre un autre. Ce dernier semblait s’appliquer sur la description d’appareillages en tous genres. Des croquis spécifiques, tracés manuellement à l’encre de sépia, le renvoyaient dans un univers sous-marin, l’attiraient malgré lui dans les abîmes d’un monde inconnu. Il n’avait jamais aimé l’eau, nageait comme une pierre, n’entendait rien à la vie aquatique.

 

—Monsieur Gaspard ! fit une voix calme et pénétrante. Bienvenue à bord !

 

Incroyable pensa Gaspard la tête et la moitié des épaules tournées vers son interlocuteur. L’homme était d’une grande stature, ses larges épaules habillées d’un vêtement en tissu particulier, dégagé à la taille pour mieux se mouvoir, ses bottes étaient de peau de phoque et son béret fabriqué à même la peau d’une loutre des mers. Un pli sur son large front s’était formé à force de détailler Gaspard, ses yeux noirs le regardaient avec une assurance glaciale. Le capitaine dégageait une incroyable confiance en lui, comme s’il était tout à fait normal de souhaiter un bon accueil sur un navire au beau milieu d’une bibliothèque ! Mais derrière le Capitaine Nemo s’agitaient de multiples poissons aux formes diverses et aux couleurs de l’arc-en-ciel. Atteint par un vertige de plus en plus troublant, Gaspard se tourna de nouveau vers les pages du livre dans l’espoir d’y trouver une amarre pour son esprit parti à la dérive de ses lectures. Sa main droite gifla la page dans le but de la tourner, son geste privé de sa légendaire sérénité. Devant ses yeux venait d’apparaitre la description de scaphandres élaborés. Des tuniques en vérité très pratiques pour la marche en eau profonde, munies d’un réservoir à oxygène, lointain ancêtre de nos bouteilles actuelles.

 

—Excellente idée Gaspard ! Reprit la voix dans son dos. Allons chasser l’araignée géante !

 

—NON ! Certainement pas Capitaine Nemo ! Répondit Gaspard sans même se retourner cette fois. Il feuilleta rapidement l’ouvrage pour tomber sur un nouveau dessin. Deux grands yeux ronds et visqueux fixaient Gaspard au milieu d’un corps flasque accessoirement doté de plusieurs tentacules prêtes à saisir la moindre aspérité du papier. Il se sentit happer au niveau du ventre par une force herculéenne, tenta de s’agripper au rebord du pupitre où il avait posé le livre, mais le bras de l’animal était d’une telle puissance que ses doigts glissèrent sur le bois comme dans du beurre. Agité comme une vulgaire poupée, il visitait la pièce du plafond au sol, entrevoyait le Capitaine Nemo en tenue de plongée venir à sa rescousse muni d’un arpon gigantesque. Il voulut crier à plusieurs reprises mais sa bouche s’emplissait d’une eau curieusement très salée. Était-il devenu fou au point de sentir la salinité d’une eau imaginaire ? Fermer l’ouvrage pensa-t-il. Il essaya maintes fois de s’en saisir au passage pendant les va et vient que le calmar géant lui faisait subir. Sa tête tournait, ses gestes en devenaient moins précis et il s’alarmait de constater qu’il avait de plus en plus de mal à respirer. Allait-il mourir asphyxié dans une boutique d’antiquaire aussi curieuse soit-elle ? Il se concentra fortement afin d’être prêt à agir à la prochaine traversée de la pièce, car il sentait bien qu’il n’aurait peut-être pas de seconde chance. L’animal eut un soubresaut, sans doute meurtri par l’arme du Capitaine Nemo. Un son étrange transporté par les ondes, envahit ses oreilles. Assourdi, le corps balloté vers le bureau, son regard figé sur l’ouvrage grand ouvert, il en attrapa sa couverture solide, mais la lourdeur du volume le fit chuter à terre sans qu’il put voir ce qu’il en advint. Il chuta brutalement sur le plancher. Bien qu’il se rompit presque le coccyx, il se releva comme électrifié, libéré de façon subit de l’emprise de l’architeuthis. Il ne put s’empêcher de regarder tout autour de lui, éberlué de constater qu’il n’y avait ni monstre, ni eau, ni même de Capitaine Nemo. Soulagé, il laissa au sol l’étrange manuscrit et alla s’assoir près du guéridon dont la loupiote était encore allumée. Comme un livre ouvert était abandonné dans le fauteuil, il le prit pour le poser sur la petite table. Un homme apparut à l’autre bout du guéridon, à peine visible dans la pénombre de la pièce. Il devina un ventre bedonnant recouvert d’un gilet du siècle dernier.

 

—Allons sur la Lune cher Gaspard ! Secondez-moi ! Vous en avez la charpente ! Vous n’en avez simplement pas conscience ! Tonna le visage carré de l’homme, avancé dans le faisceau de lumière de la petite lampe. Il sentait l’audace, le sang-froid, et l’énergie pure d’un aventurier audacieux et sans scrupule.

 

Gaspard scruta le livre avec une attention accrue. Une illustration en noir et blanc de l’intérieur d’un obus transformé en fusée, mettait en scène un roman intitulé « De la terre à la lune Â».  Il ressentit des vibrations le parcourir, sa colonne vertébrale se disloquait littéralement sous l’effet de la pression du combustible retenue jusqu’à la seconde primordiale. Le français Ardan était en face de lui sur le divan circulaire, les lèvres immobilisées dans un sourire supérieur. Quant à Nicholl, il riait si fort qu’il ne s’entendait plus respirer. Tandis que ses pieds, ses jambes, ses bras et sa tête s’agitaient en tous sens imités par les trois comparses, il se souvenait soudain de la suite du récit et n’eut soudain pas la patience de vivre cloitré avec ces trois-là durant une semaine !

 

—Nous devrions nous allonger sur les couchettes ! Fit l’homme au gilet.

 

—Une autre fois Monsieur Barbicane ! Ce wagon de métal n’est conçu que pour trois ! S’écria Gaspard en claquant les deux extrémités de l’édition pour fermer une bonne fois pour toutes cette expérience astrale. Il inspira profondément afin de chasser les images de ces trois hommes tout droit sortis de la littérature française, ferma les yeux pour retrouver son intimité et sembla s’assoupir.

 

Une lourdeur sur son épaule gauche le fit sursauter. Ses yeux s’appliquèrent à chasser la fatigue qui lui alourdissait les paupières et floutait sa vision. Monsieur Jules se tenait à ses côtés, droit comme un homme fier de montrer sa dernière trouvaille. C’était le Karénine de son enfance « Sur les rives d’Oméga ».

 

—Je ne devrais pas tant m’attacher au passé ! Soupira Gaspard marqué par sa nuit agitée de cauchemars.

 

—Ne dites pas çà Gaspard ! Votre persévérance et votre confiance en moi vous permettront d’aller vers des lendemains meilleurs. Vous avez vaincu le monstre ! Vous pouvez enfin tourner une page…

 

Gaspard accepta le livre tendu avec un sourire contrit. Il se leva pour serrer la main du vieux bouquiniste mais celui-ci s’était déjà éloigné vers le fond de sa boutique, le dos un peu courbé sous le poids des années.

Une petite sonnerie familière le rappela à sa contemporanéité. Il décrocha très vite, rassuré de marcher à nouveau dans la rue, de voir la lumière du soleil se lever sur les façades des immeubles.

 

—Allo ? Chérie ? Oui… ne t’inquiète pas ! J’arrive !

 

 

 

 

 

FIN

 

 

 

 

Participation au concours de l'association "les amis du livre" de Fontenoy-la-Joûte sur le thème : "Entre rêve et réalité : Voyage au pays des vieux livres"

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