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Le moine et le chat gris

Sept.

 

 

Sept coups de cloches avaient retenti dans la clarté d’un jour d’été ensoleillé. Soixante minutes que le moine s’était réveillé depuis Prime. Trente minutes qu’il avait changé sa robe blanche et son scapulaire pour des vêtements de travail et s’était dirigé vers l’étable pour la première traite de la journée. Il avait rejoint ses frères le front collé aux panses des ruminants, dans l’odeur d’herbe fermentée, de foin frais coupé et de lait chaud. Ce parfum lacté avait le don d’éveiller encore un peu plus sa faim. Il s’était fait au labeur, à la paillasse dure, à la méditation, au silence, mais le ventre creux jusqu’à midi passé, ce n’était pas loin d’être encore une torture. Dans ce moment-là, prier devenait un doux réconfort.

 

Après la récolte du lait de vache, les moines en transformaient une partie en fromage. Ils chauffaient le précieux nectar dans un immense chaudron pendant des heures. Comme il n’était pas possible de laisser la préparation en suspens, elle bénéficiait des chants de psaumes de Tierce. Frère Eugène se concentrait tout particulièrement sur ses tâches. Il y mettait toute sa ferveur de croyant, appliqué à rendre l’aliment aussi divin que possible. Au retour de la fromagerie, il croisait les frères bûcherons, vignerons et maraîchers. Lors des rudes hivers, il allait dans le chauffoir, se permettait une phrase inspirée des textes sacrés, revêtait son habit de moine avant de s’orienter vers l’abbatiale pour Sexte. Après seulement, les moines se rendaient au réfectoire se sustenter de pain, de légumes, de vin, et surtout de paroles bibliques. Eugène adorait ces moments conviviaux. Les débuts d'après-midi, il les passait à lire au coin de la cheminée, les jambes étendues de tout leur long, l'esprit savoureusement alangui par la chaleur bienfaisante de l'âtre, ou à la fraîcheur du cloître. Il était rarement seul à user de ce repos bien mérité, imprégné du silence religieux. None finirait par venir assez tôt, puis le travail reprendrait jusqu'aux Vêpres. Avec la nuit de l'hiver, ou le soleil couchant, il irait dîner, méditer le ventre plein sur les bancs de pierres du claustre avant les Complies. Alors, sous un ciel pas tout à fait étoilé, Eugène irait s'étendre sur sa paillasse recouverte d'un drap grossier. Aux froides saisons, il se couvrirait d'une épaisse couverture de laine et dormirait tout habillé en attendant les Matines. La nuit encerclerait l'abbaye de bruits obscurs et inquiétants. Mais il ne craignait pas les hurlements des loups, enfermé de quiétude dans l'enceinte des hauts murs colossaux du domaine. A la suite des Laudes il s'en retournerait vers le dortoir  par un chemin détourné. Il aimait bien plonger son regard vers l'univers scintillant de mystère. Ainsi allait la vie d'Eugène.

 

Un après-midi d'été où chaleur se mêlait à un vent du sud particulièrement agaçant, le chat gris de l'abbé passa nonchalant devant la porte d'Eugène. Le moine le regarda dodeliner d'un bout à l'autre des battants de la porte. Curieux, il se leva pour suivre le félidé. Intrigué, l'animal gris posa son derrière sur le dallage frais du gros bâtiment, tourna la tête vers cet espion en robe blanche. Il plissa ses paupières velues, rouvrit les yeux tout grands, semblant s'interroger sur ces circonstances inhabituelles. Le Gris hésita, fixa le bout du couloir quelques secondes avant de faire demi-tour vers la cellule d'Eugène. Il considéra rapidement la haute stature de l'homme, puis la pièce. Sans afficher aucune satisfaction que ce soit, il sauta sur la paillasse et s'arrondit, enfonça ses coussinets et ses griffes dans le drap parfumé du savon de lessive. Un ronronnement mécanique vibra dans l'air chaud comme une musique douce et envoûtante. Gris, d'un clair rayé d'anthracite, se coucha le nez dans son pelage, les pattes de derrière quasiment sous ses oreilles pointues. La scène fascina le moine qui fut tenté de rester là à l'observer tandis que les cloches de None résonnaient sur tout le fief monacal. Eugène, guidé par ses automatismes, abandonna le chat à son sommeil de noctambule, certain de le retrouver au même endroit bien plus tard. Et effectivement, lorsqu'il vint vers huit heures du soir pour se coucher lui-même, le petit félin s'éveilla à son contact, s'étira longuement, se frotta aux chevilles du moine avant d'endosser son rôle de chasseur de souris. Eugène eut une prière pour lui, le regarda sautiller au-delà de sa porte, disparaître dans le noir absolu. Orare et laborare pensa-t-il.

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