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Le Parfum Mortel

 

Les deux jeunes garçons échangèrent un rapide coup d’œil. Dorian n’avait pas besoin de s’attarder sur le regard vert luisant d’Eloi dont il connaissait tous les détails, pour savoir qu’il avait peur. Quant à Eloi, il n’eut pas besoin de beaucoup de temps pour lire dans les yeux de son ami, bleus parsemés d’étoiles blanches, et voir qu’à la place de son expression d’ordinaire désabusée s’était glissée celle de la crainte.

 

Une odeur âcre leur emplissait les narines, s’invitait hardiment dans leur gorge, s’infiltrait jusque dans leurs poumons. Il y avait danger. Leur cÅ“ur cognait dans leur poitrine, raisonnait dans leurs tempes. Tout leur corps semblait être livré à ce tambourinement infernal, telle une caisse de résonnance, ou un signal d’alarme présageant de leur existence en péril. Ils s’étaient  accroupis, à l’affût, le nez dans leur pantalon tout crasseux, mais tous leurs membres frissonnaient de l’instinct qui leur dictait de courir. Courir loin de cette fumée envahissante, étouffante, meurtrière. Courir, vers où, vers quoi, vers qui ? Ils se sentaient à la fois pris au piège et en sécurité dans ce trou de terre opportun.

 

Ils étaient si jeunes. Comment céder à la mort si tôt ? Une rage leur écorchait les lèvres et brûlait leur gorge. Comment combattre l’invisible, et ces images venues se plaquer sous leurs yeux ? Souvenirs tout proches, d’une mère et d’un père, de sÅ“urs et de frères disparus sous les flammes. Des larmes formèrent des sillons sur leurs joues encore rondes de l’enfance.

 

Le jour était sur le point de se lever bien qu’ils n’en sachent rien. La fumée était trop épaisse pour laisser percevoir la lumière du  jour. Un cheval au galop sauta au-dessus de leurs têtes, stoppa quelques centimètres au bord du fossé, se tourna, leur montrant sa belle encolure gris clair. Il gratta le sol de son antérieur droit, semblant vouloir dire « Venez ! Â» puis leur présenta sa croupe. Les deux garçons convinrent rapidement d’aller vers l’animal. La fournaise alentour rendait la vue trouble. Ils pensèrent d’abord qu’il n’était pas réel, qu’il était le fruit de leur imagination mais n’en pouvant plus de rester là sans rien faire, ils finirent par se précipiter vers lui. Eloi saisit la crinière du cheval, se hissa sur le dos du quadrupède puis tendant le bras gauche à Dorian, il l’aida à monter à son tour. A peine fut-il posé en déséquilibre, le cheval se rua vers le sud, démontrant toute sa fougue, sa vitalité, sa force, sa volonté de s’arracher à l’épouvante.

 

Dorian ne put s’empêcher de jeter un dernier coup d’œil derrière lui. Une sueur froide lui glaça le dos, tant la vue des flammes s’appropriant tout l’espace derrière eux était devenue d’une horreur  sans nom. Quand viendrait le temps des âges murs, ils n’auraient de cesse de penser à ce moment-là, et si l’horreur avait un visage, il prendrait dorénavant celui de cet incendie monstrueux. Et si l’horreur avait un parfum, il prendrait dorénavant l’odeur écÅ“urante d’un feu gargantuesque, le parfum amer, mortel, de la cendre chaude.

 

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