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Le voisin du dessous...

 

 

… tel une bête l’avait senti passer dans l’escalier par l’ouverture mal fermée. Comme elle le vit, elle lança gaiement son bonjour malgré l’heure tardive. Car elle vivait plutôt la nuit. Jeune femme pétillante, Emmanuelle cachait bien des secrets. De sa plus tendre enfance, elle se souvenait du chant nostalgique qui berçait ses nuits comme ses jours. Sa mère, une jeune fille mère, légèrement new ave avant l’heure, ne se remettait pas de l’abandon brutal du futur père de sa fille. Emmanuelle, conçue dans le jeu de l’amour, ressentait bien l’absence du désir conceptuel. Avant même qu’elle ne naisse, le père avait filé aussi loin que possible, probablement honteux de découvrir en lui une faculté qui semblait mettre un frein à sa liberté sexuelle, ou peut-être effaré par l’inconnu subitement projeté à son visage, accablé sans doute par le poids d’une responsabilité inattendue. L’immaturité du père rejoignait tout autant celle de sa mère. Incapable de faire un choix, elle garda cet enfant qui finit par naître. L’amour charnel se transforma en amour maternel et Emmanuelle n’eut pas trop à souffrir de l’absence du père. Son grand-père maternel combla ce trou noir et béant jusqu’à ce que l’adolescence finie, le trou devint plus petit que le chas d’une aiguille. Cependant, l’abandon de sa mère suite à sa mise à mort tragique sur les rails du tramway d’Orléans l’accabla d’une manière qu’elle mit un point d’honneur à tourner en dérision. Puisqu’on lui avait donné vie au-delà du désir, il lui fallait bien vivre ou survivre au suicide de sa mère.

 

Elle sautille aujourd’hui de marche en marche appréhendant la vie du bon côté, bien qu’au-dessus d’elle planent à l’infini les vapeurs mélancoliques de la jeunesse maternelle. Les yeux fixés sur son téléphone portable, véritable secrétariat portatif, elle s’engouffra dans le taxi  stationné devant le petit immeuble de la rue Amblard. La photographie de son premier client de la soirée s’illumina sur l’écran numérique rectangulaire lové dans sa main gauche. De la droite, elle fit glisser son index pour agrandir l’image, contempler l’homme qu’elle rejoignait au Palace Hôtel.  Elle adore son premier client. Toujours souriant, très aimable et altruiste, elle apprécie les diners passés en tête à tête avec lui. Avec une certaine impatience, Emmanuelle gesticule sur le siège arrière du taxi en vue de l’Hôtel. Eric, mains dans les poches de son costume Armani, flâne sur le trottoir afin de l’accueillir comme il se doit. Il n’alla pas jusqu’à lui ouvrir la porte et laissa faire le portier de l’Hôtel. L’air ravi d’Emmanuelle le mit immédiatement en joie. Trois choses lui plaisent tout particulièrement chez cette accompagnatrice, son intelligence, son humour et son voisin. 

On les installa à une table pour deux en plein centre de la salle de restaurant. Eric vit à l’Hôtel. L’habitué, un tantinet excentrique réserve toujours la table du centre, ainsi il attire les regards, s’en nourrit telle une salamandre maculée se nourrit de lumière. Il choisit les robes d’Emmanuelle, volumineuses, colorées, provoquantes parfois. La déguster du regard enveloppée d’incroyables satins, drapés, accompagne son repas de saveurs exquises. Le doux mélange entre charmes gustatifs, intellectuels et visuels l’enchante complètement. Eric est aux anges comme il aime le dire à ses parents, inquiets de le savoir toujours célibataire. Sa grande lubie de devenir écrivain dérange plus que jamais sa famille, pourtant, lui, il est persuadé de tenir un sujet extraordinaire, en la personne du voisin de dessous d’Emmanuelle. Sa belle le décrit d’une manière si fine et drôle qu’il aimerait bien le rencontrer mais aucune affinité avec les hommes ne lui permettrait d’avoir cette relation si particulière.

 

Elle dévore son assiette des yeux, ose mettre les doigts pour écarteler la Gambas bien rose qu’elle vient de saisir bien qu’elle sache tout à fait décortiquer les crustacés à l’aide de couverts car cela manque cruellement de « sexe à pile Â», selon les termes d’Eric. Elle se plie donc à son caprice, soulagée de croquer à pleines dents la chair blanche entre croquant et moelleux, aux saveurs exotiques entre sucré et salé de l’air marin. L’iode lui a toujours fait de l’effet. Elle sent le désir monter en elle, tandis qu’il glisse discrètement entre son  entrejambe, sous sa robe de velours bordeaux, son pied droit déchaussé jusqu’à l’embouchure du petit endroit d’où tout part. Excitée, elle décale ses jambes pour le laisser tout doucement la caresser de son orteil. Comme d’habitude, elle le soupçonne de prendre autant de plaisir qu’elle à ce petit jeu. Ses yeux brillent d’un feu incandescent, s’accrochent à son décolleté bombé. Il ne mange plus, se nourrit d’elle, de ses aspirations saccadées et retenues qui expriment tout le plaisir qu’elle éprouve. Il tient fermement sa fourchette et son couteau tel un bateau amarré prêt à subir une tempête.   Lequel des deux va céder en premier, mal à l’aise sous les regards soupçonneux des autres dineurs ou trop excité pour retenir l’extase comprimée dans leur gorge ?

A l’unisson, comme des plongeurs ressurgissent des profondeurs de l’océan, ils calment leurs appétits voluptueux. Eric retire aussi lentement que possible son pied, dont l’orteil chaud et humide semble être le prolongement de son intime virilité, tandis qu’Emmanuelle noie l’incendie de son corps sous le panache d’un Château Latour. Fin de la première manche. Leur bien être transpire par tous les pores de leur peau, un parfum de jalousie s’instaure autour d’eux. Le bonheur des uns ne fait pas forcément le bonheur des autres. 

 

Le ciel s’éclaircit vers l’Est. Emmanuelle presse le pas, saisie d’une soudaine crainte, comme celle de Cendrillon dont seuls les souliers resteraient encore intacts après le lever du jour. Les rues encore sombres, canyons urbains de la civilisation contemporaine, se strient graduellement de rayons lumineux. Les sommets illuminés dégoulinent d’une lueur pâle sur les murs rafraichis par la nuit. La lumière du soleil matinal coule sur les façades des immeubles à deux étages, plutôt crème. Cet entre-deux mondes, la nuit superposée par le lever du jour, Emmanuelle le redoute. Ce moment éphémère entre clair et obscurité dessine des courbes, de sombres fantômes. Le souvenir de sa mère lui revient sans cesse à ces heure-là. Au petit matin, il n’y a plus personne à qui montrer son clown, elle redevient elle-même, la petite fille abandonnée, seule dont l’envie d’être aimée pour ses idées prime sur l’espoir d’être admirée, ou physiquement désirée, voire satisfaite. La lassitude émerge d’une nuit de débauche où abandonnée corps et âmes à l’homme, le second client, elle s’active d’ingéniosité pour le contenter. Elle s’oublie dans ses bras, s’accorde le plaisir sous ses doigts, se transforme en femme fatale dont le seul devoir consiste à combler l’animal gonflé d’excitation. Ereintée au point du jour, Emmanuelle reprend un taxi pour la rue Amblard. Les volets de son voisin fermés l’isolent encore plus du monde des autres. Son charmant voisin dort paisiblement, probablement seul depuis que sa fiancée, du jour au lendemain est partie sauter sur les genoux d’un autre. Disons qu’il n’a rien vu venir car son unique voisin, du genre distrait, aime par-dessus tout, les livres. Elle grimpe à pas feutrés l’escalier encombré de pots de fleurs, soucieuse de ne pas le réveiller. Un objet percute le sol derrière la porte de l’appartement qu’elle s’apprête à passer. Un son mat chuchote à son oreille, chant de sirène l’immobilisant net entre deux marches. Elle tend le cou vers la porte close. Le voisin râle sous l’effet d’une douleur. Aussitôt, elle se précipite, tapote sur le bois rongé qui la sépare de lui. « Tout va bien ? Â» demande-t-elle. Un borborygme s’évade par le vide laissé entre les planches du parquet et la verticalité opaque, boisée qui les sépare l’un de l’autre. Il ouvre la porte. Elle se recule d’instinct, ses bras rabattus sur les pans de sa robe de velours. Bien qu’Emmanuelle soit encore vêtue d’une parure de princesse,  il ne semble pas surpris. « Je me suis cogné le pied ! Â» Déclare-t-il alors qu’inquiète pour son ami, elle passe devant lui. Elle serre tant qu’elle peut la jupe volumineuse contre elle mais le tissu parfumé de la nuit frôle le jeune homme dont le regard erre encore dans les limbes du sommeil. Elle remarque au passage que le voisin du dessous, lui, est bel et bien en éveil, à l’affût et à l’étroit dans son tissu rayé de beige et ocre. L’homme, lui, ne donne pas l’impression de s’en être aperçu. Il suit Emmanuelle dans la cuisine, bien qu’hésitant à prendre le chemin de la salle de bain. « Il saigne ! Â» Lance Emmanuelle assise sur la chaise disparue sous l’ampleur de son déguisement. « Votre orteil. Â» Précise-t-elle, car le blondinet s’interroge, les sourcils tendus, les yeux en balayage sur la totalité de son corps. Il finit par rougir, soudain gêné de se rendre compte de l’édification dans laquelle la partie basse de son corps se trouve. « Je vais prendre une douche ! Â» articule-t-il haut et fort comme si Emmanuelle était sourde ou parlait une autre langue. Elle pouffe de rire intérieurement. Elle sait l’effet dont elle dispose sur les métabolismes masculins. Certaines jeunes filles ne le comprennent pas vite mais elle, si. Elle a tout de suite senti le potentiel à en tirer. La faiblesse masculine lui permet de vivre confortablement dans son trois pièces avec balcon. Elle ne se ruine pas la santé à l’usine, connait parfaitement les limites à ne pas franchir afin de garder toute sa liberté. Cette nuit, somme toute agréable, paye la moitié de son loyer pour le mois. Fort heureusement, elle a des clients fidèles, des abonnés mensuels peut-on dire, dont le voisin avec qui elle entretient des relations amicales depuis que la brune n’est plus là, ne fait pas partie.

 

La douce musique de l’eau sur les parois de la douche, chuintement paisible, la berce jusqu’au porte de l’endormissement. Elle n’a plus la force de se lever, de monter les quelques marches qui la séparent de son lit. Son regard navigue d’un coin à l’autre de la petite cuisine douillette, très propre et rangée de son voisin. Sa respiration se ralentit au point qu’elle n’a plus conscience d’être portée. Elle entr’aperçoit le visage très éveillé du blondinet aux cheveux mouillés, son corps se soulever puis se reposer tout allongé avant de sombrer dans les bras de Morphée.

 

La contempler dormir dans ses draps encore froissés de sa nuit, lui suscite à nouveau l’envie presque mécanique, obsessionnel de son corps. Pourtant, il devine petit à petit que cette jeune femme l’attire autrement. Ses courbes délicieuses ne sont pas seules coupables de l’intérêt qu’il lui porte. Depuis quelques temps, depuis que l’autre le trompe avec un autre, il remarque les allées et venues d’Emmanuelle dans l’escalier. Il l’entend vivre au-dessus de sa tête. Elle chante souvent, et le son de sa voix ne lui déplait guère. Ses pas dansent sur le parquet du dessus quand elle se déplace d’une pièce à l’autre. La présence d’Emmanuelle fait palpiter son cÅ“ur d’une vie nouvelle. Lorsqu’elle sort, un silence macabre l’envahit tout entier, le mange et le dévore. Cependant, l’abandon de son ex fiancé a entrainé en lui une mélancolie dont il ne saurait pour l’heure se défaire. Il se complait dans cette solitude malheureuse, se punit sans le savoir d’un chagrin d’amour illégitime. Au fond, il commence à percevoir que seul son orgueil souffre d’avoir été  délaissé par celle dont il pensait devoir épouser la vie, celle dont il se sait à présent si différent et lointain. Un soupir perce l’atmosphère. L’idée du soulagement lui traverse l’esprit. Cette brune bouclée autoritaire ne convenait pas le moins du monde à ses espoirs d’avenir. 

Propulsés dans un univers quantique, l’appartement et ses habitants semblent suspendus aux aiguilles d’une horloge dérèglée.  Seuls les mouvements du soleil traversant les vitres indiquent l’évolution du temps. Il essaie de se mettre au travail sans succès, alors il s’accorde un moment, s’installe dans le rocking-chair sur son balcon, un livre en main. Au fil de sa lecture ses pensées dérivent aux bords de souvenirs d’enfance. Littéralement projeté sur la plage d’un lac de haute montagne, il voit parfaitement le contour des silhouettes de ses proches. Sa petite sÅ“ur joue à se rouler dans l’herbe tout à côté de lui. Elle n’a pas conscience de lui cogner le dos de ses poings et de ses pieds dès qu’elle arrive sur lui, ou s’en amuse car combien de fois les parents ont prévenu le garçon de ne pas faire de mal à sa sÅ“ur. Il n’ose pas se plaindre, la renvoyer d’un coup sec à son jeu dont il commence à ressentir les bleus dans sa chair. Il en sourit à présent, interloqué d’y songer soudain, alors qu’il lit un polar dont il espérait la distraction assez forte pour oublier l’Emmanuelle endormie dans son lit, son lit à lui, toujours prêt à rendre service aux jeunes filles en détresse. Il claque son livre d’un geste déterminé, se lève. Une bière le tente dans le frigo. Sa fraicheur, en cette fin d’été, le remet en phase avec l’actualité. Il allume la télévision sur le point d’imaginer qu’enfin ses idées seront captées par l’incroyable don d’inhibition de ce petit écran. L’image brutale arrive à ses yeux, d’un fait divers sanglant. Un crime passionnel fait la une des journaux télévisés. Le visage déformé d’une femme mûre absorbe chaque centimètre du rectangle audiovisuel. Un titre rouge recouvre son front « la meurtrière a conservé les parties de son amant… Â» ! Il s’étouffe avec sa bière, sous le choc des mots.

 

« Les femmes ne sont pas ces petites créatures fragiles que voulaient me faire croire mes parents ! Â»

 

Dégoûté, il éteint le téléviseur puis se dirige vers sa chambre afin d’attraper quelques affaires de sport. L’envie d’aller courir lui prend. Avec précaution, il saisit short et t-shirt, puis glisse un Å“il vers sa « belle au bois dormant Â». Elle s’est débarrassée de sa robe, trop lourde et chaude pour dormir d’un sommeil de plomb. Son corps libéré de ce carcan, s’étale sur toute la surface du lit double. Sa détermination s’amollit à force de la contempler comme piégé par le franchissement de l’horizon d’une puissante étoile décédée. Il se fait violence pour détacher ses yeux de ce corps recouvert d’une peau de porcelaine. Emmanuelle évoque en lui le souvenir de la poupée si soyeuse prisonnière de la vitrine de la grande armoire du salon de sa grand-mère. Il avait bravé l’interdit tant la pâleur, les grands yeux verts et les tâches de rousseur de l’immobile féminité enfermée l’attirait. Des percussions plein le cÅ“ur, il avait libéré la poupée quelques secondes, touché et senti son parfum de violette. Il recule, soudain effarouché par ses propres réactions, plus que jamais décidé à courir cette fois.

 

« Bonjour Â» Entend-t-il  alors qu’il a déjà atteint le couloir de l’entrée. Il hésite entre la fuite et la crainte de céder à des désirs inavoués. Il n’a pas encore choisi qu’elle s’arrête devant son nez, vêtue d’une de ses chemises. Emmanuelle sourit. Compréhensive, elle se dresse sur la pointe des pieds pour déposer un baiser tout chaud sur la joue de son voisin. « Merci de m’avoir laissé dormir chez vous Â» souffle-t-elle. Il rougit, incapable de contrôler le zob en dessous de sa ceinture. Emmanuelle le remarque aussitôt, habituée à repérer ce genre de chose. Mais son voisin n’est pas son client, d’ailleurs, la gêne passée, il s’emploie à mettre ses baskets. Dans un semi sourire, il lance « Je reviens dans une petite heure… faites comme chez vous ! Â»

 

Emmanuelle se précipite au balcon pour le voir sortir de l’immeuble. Il court à petit trot pour s’échauffer. Son voisin, Matthieu, n’a rien à voir avec celui du dessous. Evidemment, ils ne font qu’un, mais lui, Matthieu ne s’abandonne pas à la tentation de la luxure. Voilà bien tout ce qu’elle aime et chérie en lui.  

 

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