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L'Expert

C’était toujours pareil avec le vieux, il fallait courber l’échine et battre en retraite quand il avait décidé d’une chose bien précise.

 

L’aube à peine levée, il s’installait sur son rocher tel un empereur sur son trône, la vue sur l’ensemble de la forêt et de la colonie.

 

On s’était arrêtés dans ces contrées abondantes quelque peu moulu. Un long périple d’errance nous avait menés par hasard jusqu’ici. A notre grand bonheur, nous avions de l’eau à profusion, des rivières poissonneuses couraient le flanc des collines. Des arbres de toutes sortes nous permettaient de nous abriter, nous y trouvions même de la nourriture. Des grottes et des promontoires d’où l’on pouvait voir surgir le danger étaient notre terrain de jeu. Notre bande de gugusses s’encanaillait naïvement, éperdue d’oisiveté ou d’ennui tant il y avait peu à faire.

 

On était vraiment bien sur ces vallons verdoyants. Des jours et des nuits entières défilaient sans que rien ne vienne perturber  notre groupe composé de plusieurs familles. Nous étions bien aises d’une température toujours égale, agréable, enfin nous la trouvions plaisante malgré son taux élevé et chargé d’humidité. De l’eau, il en versait des trombes par saison, comme si le ciel exigeait d’évacuer tout son seau d’un seul coup. Cette saison courte mais inquiétante de grondements lointains, d’éclairs foudroyants apportait la terreur parmi nous. Heureusement nous savions reconnaître aux chants des oiseaux toutes les menaces météorologiques. Un silence de leur part et nous courions nous réfugier. Souvent, occupé à ramasser les fruits au pied d’un arbre, je me laissais surprendre par l’averse. Distrait, le signal du vieux ne me parvenait pas tout de suite et l’ondée s’abattait sur moi comme si je traversais une cascade par inadvertance ! J’en ressentais quand même une certaine frustration. Me retrouver tout mouillé, trempé jusqu’aux os avait le don de m’irriter. Mais je sombrais dans la fatalité aussi vite. Je cueillais une grosse feuille d’alocasia pour me cacher dessous jusqu’à la fin du déluge. Dans la tribu, l’insouciance s’étalait  d’une manière généralisée tel un don transmis de génération en génération. De ce fait, nous allions en bon nombre sous la pluie, dégoulinants et accablés. On s’abritait autant sous un papayer, un manguier, qu’un goyavier. Cependant, la transmission des savoirs nous permettait d’apprécier le confort extrême d’une feuille d’alocasia et j’étais bien heureux d’en avoir trouvé une ce soir-là.

 

La pluie cessa aussi vite qu’elle était survenue. La chaleur remontait, séchait les sous-bois et nos corps plus ou moins endormis. Le vieux ronchonnait dans son coin, probablement dérangé par la mauvaise digestion de certains fruits dont il aurait abusé. Je l’entendis remuer puis s’éloigner en trainant le pas sur la terre battue. J’ouvris un Å“il blasé vers sa direction, à peine intrigué par le chemin qu’il s’en allait prendre à cette heure tardive de la nuit. On avait toujours connu le vieux, vieux. Des poils grisés, voire blanchissants comme des nuages de printemps, tournicotaient sur son menton plissé. Sa peau se fripait en maints endroits. Malgré cette apparence  fragilisée, nous lui assurions un égard empreint de crainte. Le patriarche savait donner les ordres et les faire honorer ! Nous avions tous en mémoire ses colères légendaires. Peu de juniors tentaient d’affronter ce rusé vétéran. On préférait agir en douce, au hasard d’une sieste pour prendre des initiatives dont on était sûrs qu’elles ne lui conviendraient pas.

 

Il ne me semblait pas détenir un quotient intellectuel plus abouti que les autres. Mon sens de l’observation peut-être, faisait la différence avec la bande des teenagers du moment. Tant bien qu’un après midi, alors que la chaleur du soleil écrasait de somnolence toute la fratrie, je m’engageais sur le sentier ombragé à distance respectable du vieux. J’avais décidé de le suivre sans vraiment savoir ce qu’il fabriquait et ce que je ferais moi-même une fois l’avoir découvert. 

 

En chemin, il s’arrêtait souvent pour manger des baies. Les petits fruits orange parsemaient la piste à hauteur de bras. Rien de plus facile de se nourrir. Etait-il conscient d’être suivi ou prenait-il toujours autant de temps pour parcourir seul ce pentu passage ombreux ? Je restais à couvert, troublé par l’attitude désinvolte de l’ancien. J’en oubliais les parfums succulents parvenus jusque sous mes narines par une bise infime, mangeais avec parcimonie le reste de vieilles graines dédaignées par l’ancêtre. Je n’avais pas souvent emprunté cette sente, avec les copains on se rendait au bord de l’eau. On chahutait pendant des heures, loin de la surveillance des adultes. On ne faisait rien de bien méchant mais parfois certains parents de passage subissaient nos espiègleries.

 

Egaré dans ma rêvasserie, je faillis perdre le vieux de vue. Il avait disparu. Je pressais le pas dans la descente, sans faire de bruit. Un sillon à peine visible partait en coude, remontant une autre colline. Je reconnus l’odeur du patriarche et m’enfonçais à sa suite entre les troncs d’arbres, les feuilles généreuses, contournant une gigantesque fourmilière. Je commençais à me demander si je n’avais pas été repéré ou si le vétéran finirait par atteindre sa destination. Mon ventre grondait d’une manière peu discrète, mon impatience se multipliait, prenait le dessus sur ma curiosité. Des bruits de pierres s’entrechoquant assourdis par l’épaisseur de la forêt me parvinrent aux oreilles. Il concassait la cosse d’un fruit arécacée alors que toute la colonie en cherchait désespérément.

 

L’estomac chaviré par la faim, le dépit et l’avidité, j’accélérais le pas dans la direction des percussions. Je débouchais sur une clairière à vive allure, certain de mon effet, de la peur que j’allais instiguer au vieux glouton. Une écorce de noix m’arriva en plein front. Surpris, meurtri, je stoppais net mon offensive. Je  titubais jusqu’à mon agresseur. Il était assis sur une montagne de fruits et leurs coquilles, fièr de lui, de son grand secret. Tout penaud, je m’approchais de lui tête basse et me mis à épouiller son crâne, car à cet avare là, on ne faisait pas la grimace. Il eut un rictus facétieux sur sa face de singe et je l’entendis même glousser intérieurement, tout en serrant un peu plus de ses bras velus, les fruits du pêché sur son torse. Il ne partagerait pas. Jamais au grand jamais.

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