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Monsieur Papillon sur le chemin de croix…

 

…S’en allait le dos bien droit comme un « i Â». La relique du chapeau de l’inspecteur Colombo posée délicatement sur sa chevelure grisonnante mais bien dense, il parcourait la cinquième avenue d’une démarche souple. A la fois gai de sentir l’air printanier et ses articulations huilées comme un sportif de haut niveau sans blessure. Il arrivait à son but ultime, au bout du chemin, goudronné celui-là, de son pèlerinage quinquennal. A l’ère du tout électrique, il marchait. A Dieu Compostelle, à lui New-york ! C’était son sanctuaire, son graal, l’épicentre de sa condition physique et à plus de cent cinquante ans, la fontaine de jouvence de sa vie actuelle. Puisque tous les cinq ans il se devait de visiter les éminents professeurs de l’académie de médecine pour un entretien de vérification, il avait décidé de s’y rendre à pied, usant trois paires de chaussures durant deux mois. 

 

Monsieur Papillon n’était pas seul tout au long de cette route. Régulièrement il recevait des messages, discutait avec sa fille ou des amis. Toujours relié aux nombreux satellites de télécommunication en orbite autour de la Terre, ses interlocuteurs pouvaient le localiser n’importe où sur son parcours. Parti de Cleveland dans l’Ohio, il avait essayé de battre la campagne en remontant la rivière tordue nommée Cuyahoga par les indiens d’origine. Il n’y avait plus d’indiens depuis belle lurette mais le site restait bucolique, loin des voitures si silencieuses aux formes étranges de citrons jaunes. Les circuits motorisés pour un marcheur étaient à éviter absolument, les conducteurs étourdis et la discrétion des moteurs électriques étaient plus à craindre que la pollution des vieilles essences. Mis à part les espèces animales variées et peureuses de la forêt qui longeait la rivière, il n’avait rencontré âme qui vive. Se retrouver les nuits dans le noir, ou le clair-obscur de la Lune l’avait un peu plus inquiété que les dernières fois. Il était si habitué à son confort intérieur, sa maison si douillette  et si domotique !  Réveillé par l’odeur diffusée de sa cafetière autonome, il se dirigeait nu vers la salle d’eau, passait sous une bruine très fine déclenchée par des capteurs. La température était idéale, allait d’un chaud corporel à un froid raffermissant et vivifiant. D’un claquement de doigts ou au son de sa voix il commandait lumière, dispositifs auditifs, ouverture des rideaux, Å“uf brouillés au diner du coin de streetsquirrel depuis que sa femme parcourait le monde en quête de victoires marathoniennes, avec ses dix ans de plus que lui mais des articulations neuves, un cÅ“ur en béton et des connections neuronales hyper actives. 

 

Ces derniers jours, bien qu’équipé comme un GI voire comme un spationaute en vadrouille sur Mars, il devait se passer de toutes ces commodités habituelles. Il avait embarqué dans un sac à dos d’une extrême légèreté un matériel tout aussi léger et compacté. Sa nourriture sous forme de pilules protéinées, vitaminées et énergisées ne prenait pas de place. Il  filtrait l’eau qu’il trouvait pour la boire et faire son café lyophilisé du matin. Quelques bains dans les rivières ou les lacs qu’il avait traversés furent les bienvenus bien qu’il avait pris soin d’emmener des lingettes. Sa montre était un véritable ordinateur miniature, GPS autant que boussole, radio, ou téléphone. Certains de ses amis s’étaient fait greffer cet ordinateur derrière le lobe de l’oreille. Avec des lentilles à plasma sur les yeux, les informations telle que la température de l’air s’affichaient instantanément sur le paysage quel qu’il soit. Mais lui ne voulait pas de ça, la liberté de choisir devait rester l’apanage de l’être humain. Il dormait dans un cocon gonflable à l’abri du froid ou du chaud, des insectes et de l’incommodité du terrain. Il pouvait l’installer à même le sol ou sur les branches épaisses des arbres, stabilisé par une corde en aérographite un peu volumineuse mais d’un poids défiant toute concurrence.  Au fil de rencontres il lui était arrivé de coucher dans les golfs club ou le ridge ranch campgroup.    

 

Une fin d’après-midi orageuse, ses pieds enrobés chaque matin d’une pommade composée de nanoparticules avant d’enfiler ses chaussettes en fibre de bambou et ses chaussures de randonnée à la pointe de la technologie, le menèrent jusque dans le west Branch state park.  Il s’assit sur le bord du ponton du lac, ses jambes ballottèrent dans le vide, prêtes à toucher l’eau. Sa montre bipa. Le visage de son interlocuteur se dessina sur le cadran.

 

—Quelles nouvelles, petit frère ? Demanda Lucien Papillon, les yeux rivés sur Goose, la petite île au milieu du grand lac. Une envie soudaine de nager le prit.

—Ton neveu a profité de son intervention du canal carpien pour se faire poser une prothèse bionique, une main artificielle !

—Il ne s’appelle pas Raymond pour rien ! Ironisa Lucien dans l’attente du vrai sujet d’appel de son cadet.

—Certes, les choses évoluent lentement, bien qu’il est vrai que depuis deux siècles elles ont tendances à s’accélérer, pas forcément dans le bon sens, à se demander si nous n’allons pas finir comme les Incas, disparaitre, sans renaitre de nos cendres.

—Tant que l’implantation de certains types de logiciel n’entre pas dans nos corps, je pense qu’on peut encore dormir sur nos deux oreilles, Mickael ! Déclara Lucien.

—Tout de même, il y a des patients dont les greffes ne fonctionnent pas ! Il y a encore des rejets parmi les transhumains que nous sommes. Je m’inquiète pour Raymond, ce changement de main n’était pas nécessaire, il pourrait bien le regretter un jour !

—Tu veux que j’en parle aux spécialistes de New York ? Questionna Lucien dont le regard allait de ses jambes à l’île baignée dans la lumière jaune orangé d’un soir devenu paisible. L’orage avait fui cette partie de la Terre. Il activa la fonctionnalité imperméable de son sac à dos et s’enfonça dans l’eau limpide. Juste fraiche au contact de sa peau, l’eau brillait comme des bijoux étincelants qui disparaissaient à chacune de ses brassées. Bien qu’il atteigne un âge très avancé en termes d’expérience de vie, il s’émouvait encore des prouesses de la nature. Ses souvenirs de petit garçon en tête le confortaient dans la beauté répandue tout autour de lui. Des canards sauvages venaient de se poser sur la rive opposée. Leurs expressions joyeuses se confondaient avec les paroles de Michael.

—Oui, je veux bien que tu en parles aux éminents spécialistes de New York ! Bonne nage Lucien ! Raccrocha son frère.

 

Un énorme poisson vint croiser le sillon du nageur. Lucien se raidit. Sa taille lui paraissait hors norme. Conscient qu’il n’était qu’un bout de la chaine alimentaire, même s’il avait beaucoup de membres modifiés, il restait de chair et de sang, tout aussi appétissant pour les carnivores en tous genres. Il densifia son effort, accéléra sa cadence afin de poser tous ses pieds sur les bords de l’île Goose. Rien ne semblait perturber son souffle régulier, ni la crainte de l’animal, ni l’intensité de la contraction des muscles. Il avançait à vive allure tel un sous-marin silencieux. Le soleil disparaissait derrière la cime des arbres, son absence faisait glisser petit à petit le paysage dans l’obscurité. Enfin sur le sol terreux de l’îlot arboré, Lucien laissa ses pensées dériver sur les conversations qu’il avait déjà eues avec son petit frère. Michael avait l’âme d’un conservateur arriéré ou philosophe ! Lucien savait mieux que quiconque ce qu’était le précipice de la mort, il en avait réchappé deux fois. Son patrimoine génétique ne lui aurait jamais permis de vivre si longtemps sans l’intervention de chirurgiens avisés, ni la science des nouvelles technologies au service de l’humain. Maintenant, il avait un cÅ“ur renouvelable parce que mécanique et il ne souffrait même pas des désagréments dus au refus de l’organisme de ce corps étranger que certains greffés éprouvaient. Il supportait tout aussi bien ses prothèses multiples que les nanovecteurs qui régulaient sa biochimie interne. Il était devenu une sorte de surhomme, capable d’étendre sa longévité physique et mentale sur une échelle de temps encore inconnue. Cela ne lui posait pas de problème d’éthique particulier. Sa femme partageait le même point de vue et les mêmes conforts médicaux. Mais Michael, lui, avait opté pour une autre définition de la vie. Selon lui, vouloir repousser les limites du corps, du cerveau, n’avait aucun sens. Ses idéaux personnels se basaient sur bon nombre de lectures scientifiques et philosophiques, et se concrétisaient par une sorte de désinvolture médicale. L’amélioration de l’humain n’avait rien de banal, du coup la banalisation des soins apportée par les techniques médicales avancées le dérangeait beaucoup dans le sens où certains modifiés depuis la naissance avaient déjà tendance à se prendre pour des êtres supérieurs. La longévité devenait un problème de surpopulation vieillissante, augmentait sensiblement le nombre de personnes âgées en bonne santé mais pas uniquement. Il avait signé la carte des bio-conservateurs et refusait toutes interventions chirurgicales qui le maintiendraient en vie d’une manière plus ou moins artificielle. Comment choisir de mourir quand on peut vivre éternellement en bonne santé ! Voilà le refrain de son frère cadet, Lucien le comprenait amèrement, lui qui savait pouvoir vivre aussi durablement qu’un vulgaire poste de radio dont on renouvellerait les composants abîmés. Un jour il lui faudrait bien partir, oublier le cri des mouettes dans le port de New York, accepter de laisser sa place à d’autres, ce jour viendrait peut-être, né de l’ennui de vivre. Curieusement, bien que son petit frère soit bien plus jeune que lui, il en était tout de même à ses 120 ans, solide comme un roc. C’était en quelque sorte assez facile de prêcher pour le Darwinisme avec une telle santé de fer !

 

Le règne nocturne s’étendait sur le parc. L’île bénéficiait d’un écrin de diamants par les reflets de la pleine lune sur la surface ondulée du lac, tout autour. Quelques craquements de branches, crissements de feuilles dans les arbres, sauts de poisson dans l’eau, hululements d’un hibou qui venait de s’éveiller pour une longue nuit de chasse, coupaient le silence crépusculaire d’une faune et d’une flore immuables. Monsieur Papillon sortit de sa rêverie au son d’un buisson que l’on secoue. Il fit le tour de cette petite île en peu de temps et constata qu’il y était seul, mis à part un couple de canard niché dans ce buisson agité. Il replongea dans ses pensées à la vue de la photo collée à l’intérieur de son cocon. Il s’allongea, ferma l’habitacle de tissu ultra léger d’une pression du pouce tout en accordant une attention toute particulière au portrait de son arrière-petite-fille. Qui pouvait donc se douter que ce joli visage ovale, au nez fin, aux pommettes saillantes mais sans trop, aux sourcils clairs et délicats, aux lèvres souriantes et rosées, aux yeux d’amande couleur vert clair, sortait tout droit d’un incubateur ? Loin d’être le monstre de Frankenstein, l’assemblage de ses chairs était né d’une machine. Elle en avait jaillie après moult vérifications. Assemblage ou plutôt désassemblage ? L’enfant conçu à partir de cellules souches de ses parents devait ne comporter aucun des gènes porteurs de maladies. Les malformations génétiques transmises depuis des générations entières, supprimées. Un véritable joyau de technologie formait cette enfant devenue une jeune femme superbe. Des macrobiotiques régénératrices de cellules intégrées dès sa conception circulaient dans son corps afin de lui permettre de vivre très longtemps sans connaître les désagréments du vieillissement et quand bien même il surviendrait, dans les années futures, elle aurait mille fois plus de possibilités que lui son arrière-grand-père, de changer de peau. Pourtant, quelque chose le gênait dans cette belle jeune femme qui l’adorait par ailleurs, elle ne ressemblait à personne de la famille, comme une estampe dont les défauts ont été gommés pour un meilleur rendu final. Elle n’était jamais malade, travaillait sept jours sur sept pour rembourser l’emprunt de ses parents, endettés  par le coût de cette enfant presque artificielle depuis qu’ils avaient perdu successivement leur emploi. Elle avait tout de suite accepté ce fardeau financier, consciente que cela ne lui prendrait qu’une toute petite partie de l’immensité de sa vie. Lucien lui en était reconnaissant, car lui et sa femme auraient tout aussi bien pu aider leur petite-fille et son mari à surmonter leur problème pécuniaire. A l’heure bien avancée de leur retraite, ils ne manquaient de rien. Trouver un emploi devenait vraiment difficile. Il fallait encore et toujours plus de compétences, les tâches à peu de réflexion abandonnées aux profits des robots. Les entreprises ne voulaient surtout plus investir dans du personnel coûteux, la robotisation semblait un progrès considérable pour les bénéfices et le prétexte d’une santé humaine à préserver une bonne excuse pour étendre encore et encore leur usage. Etre en bonne santé et immortel avait un coût, ce n’était pas donné à tout le monde. Moralement toléré dans beaucoup de pays, seule une élite pouvait se le permettre.

 

Monsieur Papillon était loin de faire partie de cette élite. Il avait juste bénéficié d’un programme d’essai. Grâce à Dieu, tous les protocoles avaient fonctionné pour son cas. Justement, Dieu, comme il avait parfois honte de certains de ses compatriotes humains qui se prenaient pour lui. A force de repousser les limites, son frère avait raison, de grands pontifes, scientifiques, raisonnés ou non prenaient des décisions qui frôlaient le despotisme. On pouvait craindre pour l’avenir de l’humanité si un brin de raison ne venait pas souffler sur l’humanité elle-même. Lucien mettait beaucoup d’espoir en son arrière-petite-fille, Sue. A moins d’un accident vraiment très grave, elle vivrait très longtemps. Très respectueuse d’un certain équilibre entre les Hommes  mais aussi entre l’Homme et la Nature, Sue prêchait déjà pour un code de vie adapté aux nouvelles possibilités de l’humanité. Voix importante parmi les technoprogressistes de plus en plus nombreux, Sue militait pour éviter le chaos incroyable qui s’instaurait petit à petit dans certaines sociétés occidentales. A l’inverse du début du vingt et unième siècle, les populations pauvres migraient vers le Sud dans l’espoir d’une vie meilleure. Sue investissait donc son intellect, sa chance, et ses biens à la défense d’un monde plus juste. Convaincre, exposer ses réflexions, établir des lois, voilà ce que cette descendante avait choisi, elle, pour chemin de croix.

 

Au milieu du silence de la cinquième avenue, Monsieur Papillon se souvenait de cette soirée particulière, un mois plus tôt, dans le west Branch state park. Cette année, cette longue marche introspective bousculait ses croyances jusqu’alors solidement établies. Une décision importante germait en son jardin secret. Lucien observait l’agitation ambiante des passants multiraciaux descendre et monter l’avenue. Ils allaient et venaient d’un tramway électromagnétique à un autre, entraient dans un magasin dont la devanture les attirait plus qu’une autre. Les accès s’ouvraient par reconnaissance faciale, casier judiciaire vierge indispensable à l’ouverture des portes de la consommation, véritable sésame des temps modernes pour se prémunir des rebellions de pauvreté extrême. Une musique diffuse passait le pas du seuil tel un parfum grisant capable de capturer quelques promeneurs de plus puis se fondait dans la foule, disparaissait entre le sas des grandes baies vitrées soudainement refermées. Quelque chose avait changé dans cette ville et ici même. Lorsqu’il était petit puis jeune homme, New York, remuait dans un brouhaha de véhicules en tous genres braillards et pollueurs. Impossible d’entendre le chant des oiseaux à moins d’aller au center Park. Aujourd’hui, il n’y avait plus les sirènes des pompiers, des ambulances ou de la police remplacées par des faisceaux laser, une voie de circulation propre à eux voire un système d’ondes capable de stopper tous engins électriques ou électromagnétiques dans un kilomètre à la ronde. L’habitude d’un silence consensuel était venue au fil de ses séjours dans cette  mégalopole aux cultures internationales.

 

Il s’arrêta devant l’immeuble en pierres blanches de l’institut médical Human progress, leva les yeux vers l’enseigne lumineuse comme s’il espérait encore y voir le visage ou le symbole d’une évolution positive. Mais ni croix, ni compassion ne se dégageaient de cette fluorescence ostentatoire. Il fit glisser son chapeau usé dans son dos d’une main pesante et choisit de  monter les marches de l’escalier plutôt que de prendre l’élévateur magnétique. Il fallait qu’il aille jusqu’au bout du chemin à la force de ses membres si chèrement entretenus. Telles des cariatides impassibles sous un soleil de plomb, des agents de surveillance scrutaient la foule au bas des escaliers. Lucien pénétra sous la voûte du grand hall. Plus agités, d’autres gardiens de ce temple médical, ouvraient les sacs, palpaient les bras et les jambes écartés des hommes et des femmes. Certaines choses restaient immuables comme la peur du terrorisme, ancrée dans les esprits. On ne laissait pas les machines prendre soin de notre sécurité bien qu’elles devenaient plus sûres qu’un être humain corrompu. A cet instant Lucien songea qu’il n’y avait pas une évolution mais des évolutions parallèles et souvent contradictoires. On le laissa passer non sans un sourire et quelques plates excuses de circonstances, auxquelles il avait répondu tout aussi formellement. Il emprunta un ascenseur ordinaire. L’établissement était trop vieux pour lui permettre les travaux nécessaires à la mise en place de systèmes plus avancés. Arrivé à l’étage il croisa tout de suite l’un des éminents professeurs qui l’avait opéré plusieurs fois du cÅ“ur.

 

—Monsieur Papillon ! Vos chaussures sont usées et toutes crottées mais pile à l’heure !! Plaisanta le chirurgien, une manière polie de lui trouver une mine un peu fatiguée.

—C’était plus éprouvant cette année ! Rétorqua Lucien. Il serra la main tendue du Professeur Levy qui l’emmenait dans son bureau, au secret professionnel.

—Venez dans mon confessionnal ! Nous serons plus à l’aise.

La porte glissa le long du mur, afin de cloîtrer dans une certaine intimité les deux hommes. Comme souvent lors d’un entretien avec un patient, le professeur s’installait dans un fauteuil à bascule en face de son interlocuteur, interphones, bippers et téléphones à portée de main. Lucien posa son chapeau sur la table basse transparente, puis soupira d’aise enfoncé dans l’autre fauteuil.

—Professeur, toutes ces dernières années je n’ai vécu que dans la reconnaissance pour avoir été sauvé de la mort, par deux fois… Pourtant, aujourd’hui, après mûres réflexions je me pose des questions sur le bien-fondé de mon existence. Mis à part le bonheur que j’éprouve d’être parmi vous, de côtoyer les personnes que j’aime et vice versa, je commence à me demander où tout cela va nous mener.

—L’être humain a cette particularité dans sa grande diversité d’avoir pour but de mettre en œuvre tout ce qui lui est possible pour sa survivance. Récita le Professeur Levy en regardant distraitement par la grande baie vitrée. Le vol d’une mouette attira le regard de Lucien, il renchérit.

—j’ai bien peur qu’on fasse un peu n’importe quoi justement… Le monde autour de nous n’évolue pas spécialement. Une petite partie de l’humanité devient immortelle ou presque  tandis qu’une grosse autre partie régresse presque à l’âge de pierre. Je veux dire à quoi ça rime tout ce progrès s’il n’est pas pour tous !? Lucien sentait la colère monter en lui. Il vida l’air de ses poumons pour reprendre le contrôle de ses émotions.

Le Professeur Levy s’accorda un moment avant de répondre, croisa ses mains au-dessus de ses genoux entrecroisés.

—Il est malheureusement désopilant de constater que la partie financière de ce progrès est devenue le dogme de nos dirigeants à l’instar des valeurs humaines… Mais tout n’est pas encore perverti ! Je vous rassure mon cher Lucien ! Il se leva comme piqué sur son fondement par une fourmi rouge géante d’Amazonie. Ce qui m’inquiète à l’heure actuelle, c’est votre état mental. En vous questionnant sur le bien-fondé de ce progrès vous mettez en danger vos propres greffons. Nous allons tout de suite mettre en route le contrôle quinquennal ! Je vous reverrai plus tard Monsieur Papillon.

Lucien s’était levé à l’instant où le Professeur lui-même avait levé son postérieur du siège. Plusieurs mouettes virevoltaient dans le ciel bleu de ce printemps déjà échauffé. Elles semblaient se chamailler pour un poisson volé sur un port à plusieurs kilomètres de là. 

—Je ne vais pas faire ces analyses, Professeur Levy. J’ai bien vécu. Je vais laisser maintenant la part au temps, au hasard, au destin ou à Dieu, qui sait, d’agir. Je vous remercie vraiment beaucoup pour tout ce que vous avez fait, vous et vos collègues. Vraiment. Et il prit la main molle de surprise du chirurgien expérimenté pour le saluer et le remercier encore. Il ajouta pour rassurer le grand spécialiste : Je ne regrette pas, rassurez-vous, je ne regrette rien.

Lucien commençait à sortir dans le couloir lorsque le professeur se ressaisit.

—Je ne peux pas vous laisser partir comme ça ! Vous avez une obligation de suivi ! L’institut est responsable de vous, la société a fait les frais de votre longévité accrue !  S’écria le Professeur Levy prêt à agripper le bras de Lucien pour le retenir.

—Allons Professeur ! Fit Lucien sur le ton du père qui reproche une bêtise à son fils. Je vous signe une décharge et n’en parlons plus. Comme le spécialiste allait ajouter un mot, Lucien reprit : Je ferai mes contrôles chez moi, à Cleveland pour le suivi du dossier, pour la science…Mais je ne veux plus l’intervention de corps étrangers dans mon organisme pour me maintenir ad vitae aeternam. Il faut je crois admettre que nous ne sommes pas tous nés pour vivre aussi durablement qu’une étoile. Il faut je crois faire preuve de raison et d’humilité.

 

Pendant qu’il parlait, il était retourné au bureau et avait écrit, signé sa décharge avant de la remettre en main propre au Professeur Levy resté sans voix.

Il fallait bien une première fois à tout et Monsieur Papillon était le premier patient en bonne santé à lui réclamer le droit de n’être plus suivi, auquel cas, soigné et donc à prendre le risque de voir venir la mort.

Un frisson parcourut l’échine des deux hommes. L’un parce qu’il se savait maintenant plus près du but encore qu’au début de la cinquième avenue il y avait quelques heures, et l’autre parce qu’un homme avait devant lui consciemment mis des limites à son existence.

 

Sur les trottoirs célèbres d’une Amérique futuriste, Monsieur Papillon caressait le petit bout de papier qu’il avait rédigé pour lui-même à la hâte sur le bureau du Professeur Levy : « S’il m’arrive quoi que ce soit, je ne permets pas que l’on change mon cÅ“ur artificiel ni qu’on me maintienne en vie artificiellement. Je vous demande de me laisser partir, de me laisser rejoindre le néant ou si Dieu le veut, de me laisser rejoindre le Paradis. Merci. Â»

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