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Paula Narcy

 

 

Du bout de l’index droit, d’un geste timide, elle ajuste le cil qui dépasse, le met en rang avec les autres. Elle n’aime pas le désordre qui pourrait la rendre différente. Paula tient à sa neutralité, son apparence « passe partout Â» qui fait d’elle une personne anonyme. Mais ce matin-là, une lueur sautille fébrilement sur la surface de son iris gauche. Rien de plus. Aucune alarme ne s’enclenche dans son cerveau, elle attrape son sac à main et sort dans la rue pour attraper le bus. Alors qu’elle monte les trois marches, sa croix frétille sous son chemisier blanc. A peine sa carte validée, elle pose son postérieur enveloppé d’une jupe de velours noir sur le fauteuil situé dans le dos du chauffeur. C’est une conductrice et Paula ne peut s’empêcher de penser qu’elle ne pourrait vraiment pas faire le métier de cette femme, non vraiment pas. Une première fois, elle regarde négligemment ses ongles parfaitement limés et propres, puis elle se laisse aller dans leur contemplation pour finir par les juger plutôt jolis. Comme son trajet est assez court, elle ne lit pas. Elle regarde son téléphone portable, contemple la photo de ses parents. Elle a toujours un portrait d’eux dans son sac à main. Ils sont l’un à côté de l’autre, souriants, bien coiffés, habillés d’un chemisier et d’un gilet couleur pastel tous les deux, leur croix bien en évidence pendue à leur cou. Elle entend leur voix juste en voyant ce cliché d’un autre temps. Sa mère et son père, si doux et si stricts à la fois. Elle écoute aussi les autres passagers, les observe avec innocence jusqu’à l’inconscience de son regard condescendant. Elle ignore tout de son esprit qui se pense pourtant légèrement supérieur à eux.

 

Quand elle arrive sur son lieu de travail, elle se dirige d’un pas nonchalant vers son bureau. Paula a toujours soin de bien regarder les personnes en réponse  à leur bonjour volant dans l’atmosphère à peine réveillée du matin. Certains prennent le temps de croiser son regard, d’autres préfèrent  rester concentrés sur leur tâche. Elle n’ose pas ouvertement se le dire mais ils lui font gentiment penser aux autruches. A travers les rangées de l’open-Space, se répand le parfum subtil d’une mort lente et insidieuse. Des noms exotiques tel que formaldéhyde, trichloréthylène, ou encore toluène comme des fantômes hantent sur toute sa longueur le parcours qu’emprunte Paula pour atteindre finalement le sien, à part, isolé du reste du monde. Son Paradis comme elle le surnomme, respire la rose de l’arbuste qui grimpe juste au-dessous de l‘unique ouverture. Tout son être est figé dans une posture consciencieuse, jusqu’au sourire dessiné sur ses lèvres. Assise derrière l’écran de son ordinateur, elle organise mentalement le travail à faire. Une note de service sur le bord de table crème attire son attention. 

 

Une heure la sépare du moment tant attendu. Un rictus insoupçonné perce sur le coin droit de ses lèvres.  Elle est en proie à une excitation intérieure. Un frémissement parcourt tout son corps à l’idée de se retrouver face à son directeur pour une confrontation avec Franck Morgue. Elle se sent prête. Aucun soupçon d’inquiétude ne perturbe l’engagement de sa journée, de son travail. Elle n’est pas convaincue de l’issue de sa réunion, elle est simplement sûre des arguments qu’elle va apporter lors de l’entrevue. Elle connait bien Franck Morgue, ou tout particulièrement sa meilleure fausse amie, une collègue qu’elle a prise sous son aile et dont les sorties nocturnes sont associées à l’assistant directeur du département innovation et création. Elle ne cherche surtout pas à anticiper le déroulement de cette réunion. Paula aime savourer ces moments d’inconnu qui accompagnent chaque évolution de sa carrière. Le mois dernier, elle profitait hasardement du congé maladie de l’archiviste de ce même département afin de sentir de plus près le job de ses rêves. Loin d’être opportuniste, Paula se sait capable de grandes choses et s’imagine au bord de la retraite avec un poste de grande importance, le salaire allant de soi. Mais pour l’heure, elle classe des magazines haut de gamme de design ultra moderne pour l’utilisation des créateurs de la firme. Parfois, elle se rend à des vernissages, prend des notes, des photos et de retour au bureau, elle constitue un dossier. Ses collègues adorent consulter ces sortes de livrets. Ils sont riches d’informations dont ils peuvent se servir pour leur travail de création. Tout de suite, ils savent où ils en sont de leur taux de créativité par rapport à ces fiches extrêmement abondantes et perpétuellement actualisées. Paula est très souvent complimentée pour son travail, un petit bout de son cerveau pense qu’il s’agit là de simple camaraderie et gentillesse, une autre partie en déduit timidement que les efforts qu’elle fournit pour satisfaire ses collègues va forcément payer un jour ou l’autre de reconnaissance.

 

C’est l’heure de la pause-café. Pour gagner du temps, Paula Narcy a investi dans sa propre machine à café. L’odeur de son café, une très bonne marque, car Paula aime le café qui a bon goût, se répand en traversant le filtre de sa porte fermée. C’est toujours à cet instant là que sa fausse amie choisit pour venir lui dire bonjour.

 

La brune aux reflets auburn ne frappe pas. Elle croit que ce n’est pas nécessaire, qu’elles sont suffisamment amies pour s’éviter cette politesse. Paula n’est plus surprise, mais feint de l’être, elle pense que c’est mieux ainsi. Sans attendre que les reflets auburn ne posent la question, Paula propose d’un grand sourire une tasse de café à celle qui lui déverse son flot quotidien de potins d’entreprise. Ainsi, sait-elle les derniers déboires de Franck Morgue. La veille au soir, il est encore allé boire au street dancing club et n’est toujours pas arrivé dans son bureau ce matin. Pourtant, s’agite Auburn, il a une très importante réunion avec le directeur et «je ne sais plus trop qui». Les confidences de Fausse Amie n’ébranlent pas l’attitude détendue de Paula. Elle ne se sent aucunement l’obligation de préciser le nom de ce «je ne sais plus trop qui", à celle qui vient boire son café tous les matins depuis un mois. Elle l’écoute le sourire aux lèvres, passive. Dans dix minutes elle sera repartie, satisfaite du café et de l’éternelle bonne humeur de son amie Paula, qu’elle ne sait pas remercier autrement que par ces indiscrétions qu’elle aime répandre en l’air comme le miel sur une tranche de brioche bien fraiche.

 

Paula savoure son café tout en orientant la conversation sur les dernières vacances de « fausse amie Â». Ce n’est pas de l’intérêt inapproprié, juste une envie d’entendre une voix se répercuter sur les murs de son bureau aseptisé afin de se concentrer sur l’arôme caramélisé du  « Latte Macchiato Â» qu’elle déguste. Elle prend son temps. De toute façon, dans quelques minutes elle devra sortir, ses dossiers sous le bras en direction de la salle de réunion ovale. Par miracle, Paula capte les dernières bribes de phrases échappées de la bouche de « reflets auburn Â». Elle semble se vanter d’avoir passé quelques jours sur la côte d’azur avec Franck Morgue et se demande si la réunion d’aujourd’hui n’a pas pour but de parler de sa promotion imminente. Auburn rayonne tellement de joie que Paula ne peut sérieusement pas la contredire, blesser ses espoirs en lui révélant la vérité. Elle lui envoie une bise imaginaire avant qu’elle ne disparaisse sans son parfum resté prisonnier derrière la porte close.  Paula n’est aucunement déroutée par les révélations de sa collègue. Il n’est pas pensable une seconde qu’une jeune femme si délurée puisse obtenir une promotion. Quand bien même elle connaitrait le président lui-même de l’entreprise, « reflets auburn Â» n’a pas de compétences équivalentes aux siennes. N’a pas de compétences tout court. Franck Morgue peut lui trouver des attraits physiques bien sûr. C’est même probablement les seuls intérêts qu’il puisse lui accorder, alors de-là à promouvoir son esprit de femme hypersexuée, cela n’a pas de sens. C’est une réflexion dont Paula n’a pas vraiment conscience, une fois de plus, son esprit analyse la situation presque à son insu. Sans émotion excessive, voire, froidement, elle compatit au quiproquo dont sa collègue va faire l’objet. Elle cherche le visage de Franck Morgue dans sa mémoire. Elle a très peu eu à faire avec lui et il est de si peu d’importance pour elle, qu’elle a du mal à mémoriser ses contours. Elle rejette même l’idée de se prêter à l’exercice. A quoi bon se souvenir d’un homme qui ne sera plus dans le secteur dans quelques minutes ou tout simplement rétrogradé, descendu dans l’échelle sociale, à un rang inférieur au sien ou peut être bien sous ses ordres.

 

Elle fixe de nouveau ses ongles. Pas de doute, ils sont parfaits, aiguisés comme son esprit est à l’affût de tout. Un coup d’œil sur l’écran de son ordinateur lui indique dix heures moins le quart. Paula rajuste le col de son chemisier, se lève et défroisse sa jupe. Paraitre à son avantage reste toujours de mise, surtout dans ce milieu esthétique. Son sourire toujours assuré s’affiche sur son visage serein. Elle a déjà vu dans l’écran de l’ordinateur qui lui sert de miroir, son attitude un tantinet fière, digne de l’emploi qu’elle va bientôt occuper. La coiffure n’a pas besoin de retouche, son maquillage tient pleinement jusqu’au soir, or il est encore tôt. Elle aime le matin. Tout particulièrement se lever tôt. Très tôt. Ses parents lui ont si souvent répété que « le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt Â» qu’elle a fini par y croire. D’une main assurée, elle saisit la pile de dossiers qu’elle gère actuellement. A savoir : le déchiffrage d’une conférence sur la promotion d’une urbanisation artistique, le compte rendu du dernier vernissage d’un artiste spécialisé dans les installations urbaines,  le résumé du nouveau coffret imagé d’un photographe inconnu mais prometteur.

Enfin. Se dit-elle. Paula marche d’un pas assuré dans le couloir, ses talons piquant le sol. Ils claquent tel un Aïda de Verdi joué sur les notes aiguës d’un piano. Sa tête s’enflamme dans un « Gloria Â» dont la voix est démultipliée par le chÅ“ur de toutes ses ambitions réunies en cet instant. Elle s’emporterait presque à faire quelques pas chassés, si la présence d’un homme au fond du couloir n’avait pas attiré son attention. Franck Morgue est en avance.

 

 

Paula aurait préféré arriver avant lui. Mais peu importe, car son teint cireux lui laisse encore l’avantage. Elle est fraiche, intelligente, surdiplômée pour ne pas s’étendre plus. Il est décati, considérablement borné, autodidacte rétrograde pour en rester aux principaux défauts apparents. 

 

L’assistant Franck Morgue attend Paula sur le pas de la porte ouverte. Elle remarque son impatience de l’introduire lui-même dans la pièce pour prendre le dessus sur elle. Elle s’emploie donc à ne surtout pas hâter le pas, écarte ses lèvres dans un sourire ample, charmeur, découvrant une belle rangée de dents blanches et saines. Morgue répond à son sourire. Une lignée de crocs jaunis par le tabac et l’alcool finit de dépeindre l’allure peu soignée de l’assistant. Elle marque un temps d’arrêt devant lui, le salue d’un mouvement de tête énergique telle une judoka entrant sur le tatami puis s’engouffre dans la salle à son invitation du bras, sans un mot, désireuse de ne pas en faire trop. Au milieu d’une salle ovale spacieuse, éclairée de la lumière du jour mais aussi de plusieurs spots orientés vers le centre, le directeur du département innovation installé dans un fauteuil de cuir confortable, a posé ses bras sur les accoudoirs, ses index tapotent son menton garni d’un duvet viril, l’air pensif. Il semble que les projecteurs sculptent la scène d’un évènement théâtral. Paula ne se laisse pas impressionner par la longueur de la table de réunion bien qu’elle soit certaine que le choix du lieu fait partie de la stratégie de déstabilisation. A quoi bon une salle si imposante pour réunir trois personnes. Morgue continue son chapeautage jusqu’à la conduire à sa chaise, à la gauche du directeur, puis va s’assoir à sa droite. De fait, Morgue et Paula se retrouvent face à face, le directeur  positionné en retrait, tel un juge.

 

« Monsieur le Directeur… Â» Commence Paula. Celui-ci soulève brutalement ses paupières, ses yeux d’un bleu intense la fixent étonnés. Paula Narcy a parlé en premier. Il se racle la gorge. Franck Morgue l’imite. Paula reste droite, se mord la joue car elle comprend qu’elle a fait preuve d’impertinence. 

 

Le directeur tourne la tête vers Franck Morgue, son assistant. Ce geste l’incite  à prendre la parole : « Mademoiselle Narcy, vous avez avec vous des dossiers il me semble… Â» Paula inspire pour répondre, mais le directeur intervient : « Vous faites un travail remarquable. J’ai reçu beaucoup d’échos positifs sur votre gestion des archives. Vous les avez modernisées. Â» Et tout en prenant les dossiers que lui tend Paula il ajoute : Â« Franck n’est pas très doué pour reconnaître la valeur de ses employés… Â» Une lueur étincelle sur les prunelles de Paula. Voilà le moment fatidique, attendu et légitime. Elle va recevoir de la bouche même du directeur la promotion de sa vie, celle qui sera le tremplin entre sa vie d’employée à l’échelle des médiocres et sa vie d’élite à la grandeur de ses capacités mentales. Voilà qu’elle allait être reconnue par ses pairs. Elle sent son sourire s’étirer plus que de raison, retient l’euphorie qui l’envahit et la rend sourde pour se concentrer et savourer les paroles du directeur fondues dans l’opacité de son excitation « â€¦ fut un plaisir. Â» Conclut le directeur. Paula n’a pas compris. Elle fige donc son corps en stand-by à l’affut d’un indice. L’emploi du passé l’inquiète.

 

« Autrement dit Â» Assène Franck Morgue, le simple assistant cireux, ringard et vulgaire du directeur « vous êtes reclassée à votre premier poste. Â»

 

L’annonce la fouette en plein visage. Une chaleur se diffuse sur ses joues devenues rouge écarlate. Elle s’apprête à protester mais le directeur rejette déjà son siège vers l’arrière afin de se lever. Il affiche un contentement si évident sur son visage que Paula hésite à poser les questions qui lui brûlent les lèvres. Debout, statufiée, elle assiste au départ du directeur, le suit du regard tout comme Franck Morgue. « Bien que je sois le plus qualifié, elle fera votre job de façon tout aussi consciencieuse, imaginez, une conservatrice d’une telle renommée… Â» Il s’interrompt. Paula ne réagit toujours pas. Il ajoute alors : « Qui sait, peut-être qu’un jour elle aura besoin d’une assistante ! Â». Un sourire narquois s’imprime sur son visage pendant qu’il quitte la salle. Paula reste seule dans la grande pièce ovale.

 

Elle avait commis le crime de tomber dans l’orgueil. Mais ce n’était pas le pis. Elle s’était fait rouler par une inconnue venue de nulle part, et çà, elle ne le pardonnerait jamais. Pas tant que son égo dépasserait celui du « Mulet de La Fontaine Â» ou que tout « Rat Â» qu’elle était, elle ne finirait pas dans la gueule du « Chat Â». 

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