top of page

Rêves  d’Alaska

 

Tous les derniers mardis du mois, à la même heure, il voit passer la voiture de Nanuq, l’artisan de pierre sculptées. Ce matin-là, sous une épaisse fumée d’incendie venue de l’Alaska ramenée jusqu’à la mer de Beaufort par le vent du sud, il rêve encore du jour où il osera enfin demander au vieil homme de partir avec lui. Il se nomme Aputikâ, dix ans et détient le secret espoir de quitter sa ville natale : Inuvik. C’est un étrange endroit de maisons bleues, roses, vertes, jaunes, toutes sur pilotis en  raison du pergélisol. Les canalisations sont surélevées à cause de ce phénomène, la terre reste gelée tout au long de l’année. Son église est en forme d’igloo. Des enfants jouent avec leur vélo dans les rues, en jean et tee-shirt imprimé. Des bambins aux yeux bridés, comme lui, à la peau cuivrée tout comme lui, dont le regard se veut parfois insolent ou bien moqueur.

 

 La Dempster highway n’est pas un beau ruban bleu sans encombre. C’est une route de terres et de graviers. Nanuq jongle entre les trous plus ou moins gros, crève souvent un pneu sur les cailloux acérés de cette piste, mais heureusement il a toujours des roues de secours dans le coffre de sa voiture, entre les cartons d’ours ou de phoques immortalisés dans le roc de la pierre sombre et dure. Il n’a personne pour le relayer au volant toutes les deux heures, et faire des pauses. Il s’arrête alors le long de ce gros et grand serpent gris qui longe les crêtes parmi les sapins, la bruyère et la caillasse, pour manger chez des amis. Après avoir passé deux bacs pour traverser la « Pelly river Â», puis le Yukon, il s’étire en dehors du véhicule vers vingt-trois heures trente, à la nuit tombante. Ereinté, il s’endort d’un sommeil de plomb, coincé derrière le volant de sa voiture. La nuit ne dure pas longtemps, ses pieds sont tout froids, ils l’indisposent et le réveillent. De la manche de son bras gauche, il essuie la buée sur la vitre de sa portière. Son corps a dégagé toute la chaleur qui lui reste, ses dernières énergies. Il cligne des yeux afin de se remettre les idées claires. L’aube est là, pas tout à fait encore, c’est un étrange phénomène qui éclaire le visage embrumé de Nanuq. De faibles lueurs vertes dansent dans le ciel. Il n’y a rien de commun à ces rais de lumières. Elles ondulent telles des danseuses, changent de couleur parfois, s’intensifient soudain puis disparaissent. Nanuq n’est plus surpris par ces visiteuses de la nuit. Elles ont souvent fait le chemin avec lui, parcouru les sommets des vallons en sa compagnie. Il ne se lasse jamais de les voir, toujours différentes, bienveillantes. Nanuq se frotte les yeux de ses mains âgées et rugueuses. Il est temps pour lui de démarrer le moteur pour réchauffer son corps et le café dans son thermos électrique. Enfin, un peu après midi, il arrive à Whitehorse, soulagé d’y livrer sa dernière production artisanale. Un beau soleil de fin d’été illumine le ciel devenu d’un bleu intense. Comme à chaque fois qu’il va en ville, il descend d’abord la « main street Â» pour aller acheter un petit cadeau pour son petit-fils devenu grand. Les mains dans les poches, le nez dans le col de sa chemise il réfléchit au cadeau en question. Son fils parti vivre sur un bateau usine en mer de Bering ramasse les crabes piégés dans de gigantesques casiers comme on cueillerait des pâquerettes pour en faire des milliers de bouquets. Nanuq pense toujours que çà va mal finir cette histoire-là. A l’intérieur de la librairie une femme âgée lui adresse tout de suite un sourire.

 

—Bonjour Nanuq ! Dit-elle, ramenant une mèche un peu grise derrière son oreille droite.

 

—Bonjour Emma. Je voudrais ramener un livre pour le grand cette fois ! Déclare-t-il d’une voie lente et grave. Il s’avance vers Emma installée derrière le comptoir de sa boutique. Les yeux de la vieille dame s’illuminent. Rien ne lui fait plus plaisir que lorsqu’on lui demande son avis. Elle lève un index au niveau de ses lèvres pour éclaircir ses idées.

 

—J’ai bien des choses qui pourraient l’intéresser ! Il aime toujours autant les bateaux et la mer ? Demande-t-elle afin de ne pas se tromper dans les propositions qu’elle va lui faire.

 

—Oui hélas ! J’imagine qu’il reçoit trop de cartes postales de navires en tous genres ! Fait Nanuq sur le ton de la plaisanterie bien qu’il n’ait pas vraiment le cÅ“ur à plaisanter sur ces choses-là.

 

—Alors je suis sûr qu’il appréciera celui-ci ! Elle se tourne vers l’étagère où sont rangés des dizaines et des dizaines de petits livres pour enfants. Elle en sort un dont la couverture a pour titre « Moby Dick Â». Nanuq est tout de suite séduit par le dessin du grand cachalot blanc. Il saisit doucement le livre des mains d’Emma, plonge son regard dans celui de l’animal représenté en peinture.

 

—C’est parfait Emma ! Veux-tu faire un emballage cadeau s’il te plait ? Et pendant que sa vieille amie coupe le papier à fleurs colorées, plie, scotche, fait d’un ruban orange de jolies volutes, Nanuq rêve de l’instant où il offrira ce récit qui lui semble être dans la lignée des histoires racontées par ses ancêtres le soir venu, au chaud sous les peaux de bêtes. Ils relataient leurs aventures de chasses, certaines semblaient fabuleuses, inaccessibles, telle une expédition sans retour. Le paquet fini, Emma, radieuse, le remit dans les mains de Nanuq.

 

—Merci ! Fit Nanuq pensif et reconnaissant. Pendant tout le parcours de retour vers Inuvik, il penserait à ce cachalot. Dès son arrivée au village, il donnerait le livre à Aputikâ et ensemble, ils commenceraient à lire cette histoire. Ainsi, il espérait faire oublier à Aputikâ son désir de partir en Alaska retrouver son père sur le bateau usine. Aputikâ resterait encore un peu avec lui, son grand-père, lui qui était une source d’aventure à lui seul. 

 

 

 

fin

 

 

 

 

Participation au concours du Festival de livre jeunesse et BD Rêves d'Océans. Sur le thème "l'Invitation au voyage" et à la lecture d'un jeune publique.  

bottom of page