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Stéphanie

… Ou l’amère aventure amoureuse d’Evariste Galois.

 

Voilà qui est fâcheux ! On parle de  moi comme d’une infâme coquette, une séductrice en somme, mais n’a-t-on jamais pris ma déposition ! Quelle importance ont donc mes sentiments et mes pensées aux yeux de ces messieurs ? Aucune. 

 

Comprenez-moi. Nous vivions sous des jours indécis. Le choléra récoltait des vies autant qu’un paysan sème de graines dans les champs de Normandie. Mon oncle, médecin de sa profession, soignait tant bien que mal ce fléau à la maison de santé du sieur Faultrier. Je me souviens très bien de ce début de mai 1832. L’air printanier répandait un peu de douceur dans ce Paris infesté par les miasmes d’une maladie dont on peinait à se défaire tant elle paraissait aussi sournoise que la peste. Une bise légère semblait vouloir chasser le chlorure répandu matin et soir sur les boulevards embourgeoisés. Au début nous n’avions pas pris l’épidémie très au sérieux. Elle s’attaquait aux pauvres gens, aux bas quartiers, aux vilains peu catholiques. Mais finalement, l’inconnue savait frapper tout le peuple, jusqu’aux plus aisés il en mourait. Nous avions peur, peur de la nommer cette faucheuse emportant les âmes dans une souffrance intolérable. Est-ce à cause de cette peur ? Je désobéis à mon oncle Eugène, terrifiée à l’idée que je puisse contracter l’horrible affection au contact des prisonniers de Sainte-Pélagie transférés à côté de chez nous, et me faufilais à leur chevet, un tas de livres sous le bras. J’avais croisé la concierge à moult reprises, elle  m’ouvrit donc ce jour-là  la porte cochère et m’accompagna jusque dans la cour. Les détenus en question n’étaient pas tous malades. Certains s’habillaient même fort bien et se promenaient dans cet espace restreint mais point dénué de charme, au contraire du fortin dont ils réchappaient grâce à la pandémie.  Un jeune homme, mis d’un pantalon gris clair, d’une chemise blanche et d’un gilet de piquet se tenait tendu près d’un rosier embourgeonné. Ses cheveux châtains coupés à la mode des républicains me laissait penser qu’il avait été emprisonné pour ses idées et non pour un crime. Moi, qui comme toutes les femmes, n’avais droit de parole, sentis naître tout l’intérêt qu’une jeune femme peut attendre d’un bellâtre manifestant pour ses opinions. Dans la pâleur de son visage ovale, deux yeux bruns rayonnaient en ma direction. Comme il m’observait j’esquissais un sourire, alors ses lèvres fines se dépincèrent et s’élargirent en un rictus radieux. A l’instar de ce que l’on a pu dire, je me présentais en premier, de mon simple prénom. Je ne voulais mettre ni mon oncle ni moi-même dans l’embarras. Il devrait se contenter de Stéphanie, la visiteuse des souffreteux de la maison de santé. Quand il déclina son nom, deux strophes d’un poème d’un autre Evariste mais célèbre celui-ci, Monsieur de Parny, s’aventurèrent au bord de mes lèvres : « Des voluptés je sens déjà l'ivresse ; Et le désir précipite mes pas. Â». Il s’avança vers moi, céda à l’invitation de la chair, une de ses mains retenant mes doigts. L’autre s’aventura vers ma taille, malhabile mais séduisante tentative d’enlèvement. Bien que je sentis le désir naître en moi tout autant que le sien, je repoussais bravement l’impatience du jeune Galois, afin de nourrir la curiosité qu’il me suscitait. Ainsi nous causâmes des intérêts qui l’occupaient grandement avant son enfermement, de sa libération le 29 avril dernier et de sa détermination dans ses espoirs politiques. Je m’accordais à ses propos et lui confiais mon désarroi de femme délaissée par un artilleur de la garde nationale, décoré d’une croix de juillet par le gouvernement de Louis-Philippe. Evariste bouillonnait d’impétueuses résolutions, regrettait amèrement d’avoir été empêché deux ans plus tôt par le sieur Guigniault de prendre part aux combats dans les rues de Paris. Il fut assez expressif et d’un débit intarissable lorsqu’il parla mathématiques, sujet pour lequel hélas je n’avais point d’accroche. Je conçus pourtant tous les rouages de son génie en cette matière, retins ses ambitions quant à la révolution des équations algébriques.

 

Puisqu’il était libre, nous convînmes de nous revoir le lendemain au profit d’une balade en bord de Seine. Nous avions beaucoup de sujets sur lesquels échanger, ce fut très plaisant de se découvrir bien qu’il me parut parfois d’un caractère un peu abrupt. Il me fut impossible de résister aux élans de ce désir ardent face à tant d’opiniâtreté. Pourtant, céder un baiser me causa bien des tourments car sous l’emprise de la famille il me fallut quelques jours plus tard, prendre la terrible décision de m’éloigner de lui. Par quelles oreilles mon invisible futur époux et mon oncle eurent vent de cette relation, je ne sais pas. Ce gougnafier fiancé distant et de surcroit volage refaisait surface. Soutenu par mon oncle dont l’honneur de la famille reposait sur ses épaules, il sut me faire la morale et m’enjoindre à rompre incontinent avec selon ses termes « mon bel échalas Â». Je dus lui faire remettre une lettre dont je vous épargne la totalité : «  Brisons là sur cette affaire je vous prie. Je n’ai pas assez d’esprit pour suivre une correspondance de ce genre mais je tâcherai d’en avoir assez pour converser avec vous comme je le faisais avant que rien soit arrivé. Â» Evidemment, j’eus beaucoup de peine à faire entendre raison à Evariste. Fidèle à lui-même, ses propos comme ses actes s’emportaient facilement. Une deuxième lettre lui fut remise, à mon cÅ“ur défendant encore plus ferme dont voici un extrait : «  Au  reste, Monsieur, soyez persuadé qu’il n’en aurait sans doute jamais été davantage ; vous  supposez  mal  et  vos  regrets  sont  mal fondés… Â» Ah quel gâchis je vous l’accorde !

 

Si ma voix comptait, ce stupide duel près de l’étang des Glacières n’aurait point lieu. Duel dont la pratique était plus ou moins tolérée ou interdite, mais ces messieurs vivaient dans l’interdit depuis leur naissance, où les interdits sentaient le parfum de révolte, l’esprit de contradiction, le besoin d’innover ou encore le changement. Une mode en quelque sorte. Rien de bien surprenant. Alors mes larmes et mes suppliques ne changeraient pas le funeste sort d’Evariste. Mon fiancé, Etienne, ne se rangerait pas à mon souhait de voir deux patriotes unis, réconciliés par de simples paroles d’excuses. Je savais l’adversaire d’Evariste doué de la chose mais le menacer d’annuler nos fiançailles ne l’émoustillèrent guère plus, au contraire !

Aussi, Monsieur Faultrier plaida en faveur de son protégé auprès de mon oncle Eugène, sans plus de résultat que moi-même. D’autres amis défilèrent au 84 de la rue Lourcine, mais à leur expression douloureuse en sortant de l’habitat je comprenais la triste finalité de leur démarche.

 

Je vous confesse comme je pense que cela s’est passé ce matin du 30 mai 1832.  J’éprouvais une immense solitude, un vide extraordinaire que nul ne pouvait combler. Dans les escaliers, les pas de mon oncle me faisaient l’effet d’une descente en enfer. Par la fenêtre, j’entrevis l’aube derrière le faîte de l’immeuble d’en face puis le visage translucide d’Evariste monter dans le coche qui l’emmenait à sa perte. Il y avait de la douceur dans l’air, le  temps était clément. La voiture s’éloignait au petit trot, dans les rues encore désertes. Il n’y eut point de mots pendant le trajet car l’épée de Damoclès inspirait l’introspection, le recueillement. Ils croisèrent le boulevard Saint jacques où une certaine activité semblait poindre. Quelques livreurs sans doute, des chiens en mal de nourriture et quelques incurables noceurs.  Il n’y avait pas loin d’ici la rue de l’Ourcine jusqu’aux marécages de la rue de la Glacière. L’attelage s’aventura sur des chemins de plus en plus caillouteux, dans l’herbe même des prés de cette partie de Paris encore incommodée. Les arbres florissaient près des étangs, les oiseaux s’éveillaient aux lueurs du soleil levant. L’espace vert était d’une belle tranquillité, bien plus paisible encore qu’un cimetière. Ils sortirent de la calèche en silence, soucieux de réajuster leur tenue ainsi que de respecter la concentration de ces instants cruciaux. Monsieur Poterin  du Motel présenta les pistolets choisis par Etienne, aux deux adversaires, dont il affirma qu’ils étaient de même facture et tous deux armés. Il les plaça chacun d’un bout d’une ligne imaginaire, les séparant de plusieurs pas. J’imagine et j’entends Evariste  jongler avec les nombres, énumérer ses pas en déclinant leur multiple. J’embrasse l’image de ce provocateur et le vois  proclamer un « vive la république !» alors que mon oncle criait haut et fort « Tirez ! Â». Je spécule qu’Herbenville, sans aucune hésitation, se fit juge et tira. Galois chancela et tomba dans un râle affreux, victime d’un piège morbide dans l’herbe grasse de ce printemps meurtrier. La balle tirée de vingt-cinq pas règlementaires s’était figée sur l’un des côtés de l’abdomen. Puisque la sentence avait été rendue,  sans remords ni affliction Pecheux le laissa blessé, abandonné par les témoins  empressés de chercher secours. Bien sûr, Monsieur Pecheux d’Herbenville vint pérorer à mon chevet avec coquetterie sur sa manière de tenir son pistolet, fièr et altier. Il aurait sans trembler ni craindre la mort, brandi l’arme en direction du responsable de son honneur bafoué.

 

En larmes au-dessus du trou de la fosse commune du cimetière de Montparnasse, Alfred, le petit frère me conta les dernières heures d’Evariste : Â« Alors que le soleil pointait dans le ciel, un paysan tirait sa brouette pleine d’écrevisses lorsqu’il découvrit Evariste non loin de l’étang. Il avait rampé dans les hautes herbes à la recherche d’une aide salvatrice,  et c’est en la personne de ce pêcheur à pied qu’il trouva l’assistance. Ensemble, ils purent rejoindre l’hôpital Cochin, où je m’étais empressé dès la nouvelle connue. Evariste souffrait tant qu’il eut juste la force de m’expliquer qu’il avait écrit deux longues lettres laissées sur la table de sa petite chambre chez le sieur Faultrier. Le 31 au matin, vers dix heures, Evariste rendait son dernier souffle. « Ne pleure pas, j’ai besoin de tout mon courage pour mourir à vingt ans. Â» Me dit-il Â»

Après avoir nourri ma curiosité légitime, Alfred  me consulta gentiment sur les sentiments que j’avais eu ou avais encore à l’encontre de son aîné. Je lui exprimais tout mon désarroi quant à cette affaire, mon plus profond regret de n’avoir pu jouir pleinement du bonheur de connaître un tel génie. Nous marchions en bord de seine dans les pas d’Evariste, comme nous l’avions fait tous deux à l’orée d’une histoire d’amour qui ne pouvait pas s’épanouir. Alfred m’avait assuré qu’il  ne craignait point d’être compromis en ma présence et je l’en remerciais. Je compris par ces explications qu’il  supposait un sinistre complot. Nous nous primes les mains en communion vers un être cher disparu. Il m’accorda son  réconfort et son soutien, m’assura qu’il ferait tout pour réhabiliter son frère, et faire connaître ses travaux en terme de mathématiques avancées. Le souffle court, la gorge encore prise de sanglots retenus, je compatis à cette volonté de forcené. Un indescriptible pressentiment d’impuissance vint agacer mes pensées tant ma certitude face à cette conspiration ne valait hélas rien au regard d’hommes tels que Louis-philippe, Pécheux-d’Herbenville ou qui sais-je encore qu’Evariste aurait  par trop de vigueur excité la vengeance. Vous me voyez drapée d’une tristesse incommensurable, d’une mélancolie sans fond, d’un trouble insurmontable au miroir de tant de gâchis. Voilà, c’est ainsi qu’aurait été mon plaidoyer si seulement on avait bien voulu m’accorder audience.

 

Fin

 

participation au concours de l'ENSTA Paris Tech 2016

 

thème : "Dans la peau d'archimède, Einstein et les autres... Le temps d'une nouvelle, avec rigueur ou fantaisie, redonnez des couleurs à l'un de ces géants d'hier - ou d'aujourd'hui ! - qui ont changé la science."

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