top of page

Quartier Bourbon street

Il n’y avait plus de temps à perdre…

 

… De loin en loin, égaré dans la brume, un mix de sérénade et de jazz tribal supplantait la sirène d’une authentique cavalerie policière véhiculée, digne d’un polar de série « B Â». De ces géantes américaines carrossées en sortaient en uniformes des petits, des pas maigres, des moins petits, leurs bouches ruminantes et parfumées au menthol.  

 

Les ombres enlacées de deux êtres fouettés par une pluie acérée s’étiraient vers la gare. Toute une symphonie se jouait entre leurs doigts scellés par leur fuite et le désordre. En harmonie avec eux-mêmes, leurs corps se muaient au rythme cadencé de leurs pas. Le battement de leurs cœurs résonnait dans leurs têtes comme dans un caisson de tambour, et leurs pieds éclaboussés battaient le pavé sous leur course effrénée. La lune s’était mêlée à la pluie sur leurs chevelures devenues strass de diamants. Ils étaient beaux dans leur détresse.

 

Le quartier érigé de sombres bâtisses restait muré dans son silence, indifférent à leur sort. Un squelette de locomotive abandonné à l’angle du triage laissait planer une silhouette inquiétante sur les façades des baraques. Le saxo larmoyait sur des notes de répertoire habituel. Il récitait du par cÅ“ur dans cette nuit de répétition et la chanteuse black reprenait sa tirade à longueur de seconde. Rien à voir avec les chants des somptueuses plantations de coton du Sud bien clean de  l’Amérique blanche. Les machines avaient remplacé les esclaves mais les blacks n’avaient pas changé de couleur dans les cÅ“urs de certains conservateurs. Le son chocolat répandu par les rues de ce cloaque continuait à tendre l’atmosphère. Une pléiade de syllabes transposées en mélopée de guerre faisait chavirer dans le temps et l’espace toute la scène. Cendrillon aux pieds plats avait arpenté certains nombres de trottoirs aussi pâles que leurs propriétaires. Elle avait vu se faire des choses inavouables, et impuissante avait assisté à des situations de haines meurtrières. Ce soir là encore, le blanc de l’échiquier mettait en échec ses espoirs d’égalité. Elle s’enracinait aux avant-postes d’une ancienne bouche de métro dépravée. De ses lèvres peintes d’un rouge provocateur à défaut d’être affriolant sortait un son rauque, une tonalité venue d’Afrique, à la fois langoureuse et rock-n-roll. Tandis que le saxophoniste aveugle et sourd à ses jeux exotiques perpétuait pour lui-même sa partition personnelle.

 

Le ciel d’un bleu nuit nuageux changeait de profondeur sur la venue d’un soleil cachotier. Les deux tourtereaux en déroute couraient toujours à travers les ruelles, après la vie, ou après le temps gâché. Un peu naïfs, un peu fauchés, surtout inconscients, ils fuyaient la faute qu’ils ne pourraient jamais effacer. Ils étaient un peu voleurs, un peu mendiants, mal aimés, incompris, des oubliés que la pitié n’atteint plus. Ils vivaient çà et là, sans aucune perspective d’avenir, n’avaient sûrement jamais su ce qu’avenir voulait dire. Un peu dans le bayou, souvent sur le port et parfois dans le City Park, ils essayaient de vivre au jour le jour sous un climat subtropical humide. Leur seule existence romantique se résumait à leur tête à tête sur les toits de la ville ou alanguis dans l’herbe des jardins publics, bercés par les blues des nombreux musiciens. Pour agrémenter leur vie d’amour et d’eau fraiche, il leur arrivait de chanter dans l’espoir de gagner une pièce, un bout de pain qui leur aurait comblé le vide au ventre. Nés sous le même ciel profusément étoilé de Maryline ou Reagan, ils grandissaient en marge d’une société étrangement étagée. Les fées s’étaient égarées sur le premier rayon de l’échelle sociale, effrayées sans doute par la fange des bas-fonds.

 

Une meute de fonctionnaires aigris leur offrait un safari maison, entre échelles de secours, toits pentus, ruelles macabres et balcons de bois. Ils étaient nombreux à les avoir poursuivis toute la nuit, impatients maintenant de leur mettre la main dessus. Les fuyards pouvaient presque sentir leur haleine sur leurs nuques. Le saxo s’était tu et la jazzy-girl probablement partie avec un homme de passage. Main dans la main, les deux amants s’engouffrèrent dans la bouche de métro insalubre, dissimulés dans la noirceur et les odeurs mélangées de toute la Louisiane alentour. Les cerbères municipaux privés de leur flair se jetaient des injures à la place d’encouragement. De coups de pieds rageurs, les agents de l’ordre réveillèrent le saxophoniste pétrifié sur les premières marches descendantes de cette entrée désaffectée, l’embarquèrent au poste en guise de lot de consolation. Bien qu’il s’agitait à défendre son point de vue sur la liberté d’expression, les officiers claquèrent les portes de leur véhicule banalisé. Ni vu ni connu mais pourtant dans un capharnaüm incroyable, ils mirent fin à cette nuit de chasse sur cette arrestation arbitraire, las, fatigués mais heureux comme des cow-boys du siècle dernier.

 

Épaule contre épaule, camouflés par l’insupportable parfum nauséeux et l’aspect extérieur repoussant de l’endroit, les clandestins transformaient graduellement leur trouille en dérision. Petit à petit, ils se moquaient d’eux-mêmes, de cette peur qui les avait pris au ventre toute la nuit, jusqu’à penser qu’elle était leur dernière. Ils se mirent à rire doucement, plus par douleur que par crainte. S’ils n’avaient eu la gorge sèche à force de courir, ils auraient bien repris l’Alléluia de la négresse, naïfs et pauvres jusqu’au bout. 

 

 

Fin

bottom of page